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piquillo alliaga.

le cabinet du grand inquisiteur. Un sourd murmure de mécontentement circula dans la foule des solliciteurs désappointés qui attendaient depuis le matin. Ce qui redoubla leur mauvaise humeur, c’est que le nouveau venu, abusant de ses avantages, prolongea son audience d’une manière démesurée.

Pendant ce temps revint le greffier Manuelo.

— Pardon, mon frère, dit-il à Piquillo, de vous avoir fait attendre si longtemps. Votre brevet était signé ; mais pour que tout fût en règle, il a fallu y faire apposer le sceau du saint-office. C’est ce qui m’a retardé.

En ce moment la porte du grand inquisiteur s’ouvrit, et l’inconnu sortit aussi gravement qu’il était entré.

— Connaissez-vous cet homme ? dit Piquillo au greffier.

— Non ; tout ce que je sais, c’est qu’il n’est pas Espagnol, il est Français ; d’après ses papiers, que j’ai lus, il est né à Angoulème, où il était maître d’école.

— Et son nom ?

— Son nom ? dit le greffier. On le nomme Ravaillac, et il retourne en France.


XLIX.

le mariage.

Aïxa n’était pas le seul sujet de crainte pour Piquillo. Yézid excitait aussi ses inquiétudes. Il n’était plus le même ni pour son frère ni pour ses amis. Fernand d’Albayda, qui l’aimait tendrement, ne pouvait revenir d’un changement pareil.

— Qui aurait jamais cru cela de lui ? disait Fernand à Carmen. Yézid est ambitieux.

— Ambitieux ! disait la jeune fille.

— Oui, matin et soir il est à la cour, il n’en sort pas. J’ai cru d’abord que c’était pour veiller sur sa sœur Aïxa et la protéger.

— C’était tout naturel, dit Carmen.

— Certainement, s’écria vivement Fernand ; c’était bien ! il avait raison, je l’approuvais ; mais, même en l’absence d’Aïxa, il ne quitte pas les salons de réception. Il n’y a pas de courtisan plus fidèle et plus assidu. Ce spectacle, auquel ses yeux n’étaient pas habitués, ces titres, ces honneurs, ces cordons, l’ont ébloui et séduit… Lui aussi veut parvenir !

— À quoi ! demanda ingénument Carmen.

— Je l’ignore… car d’après les lois de Philippe II, lui qui est Maure et qui n’a pas été baptisé, ne peut occuper aucune place, aucun emploi…

— Ne peut-on pas le servir et l’aider ?

— C’est fort difficile. D’abord il ne demande rien jusqu’à présent, et l’on ne sait pas encore ce qu’il veut ; mais quel que soit l’objet de ses désirs, il aura grand’peine à réussir, malgré l’influence d’Aïxa et malgré même le crédit de Piquillo, qui commence à en avoir beaucoup. En attendant, ce pauvre Yézid n’est pas reconnaissable ; lui, le type de la beauté et de l’élégance ; lui, le plus charmant cavalier d’Espagne, a perdu toute sa fraicheur ! il dessèche, il maigrit, et ce caractère si bon, si ouvert, si enjoué, s’est changé en une humeur taciturne, sombre et mélancolique.

— Ah ! s’écria Carmen en soupirant, ce que c’est que l’ambition !

Ce que disait Fernand était vrai. Yézid dépérissait chaque jour, et Piquillo était désolé. Il suivait, il voyait les ravages d’un mal secret. Yézid était en proie à une fièvre ardente ; parfois des larmes roulaient dans ses yeux ; son cœur, plein de sanglots, paraissait prêt à éclater, et quand Piquillo le serrait dans ses bras, s’écriant :

— Ne suis-je pas là pour te plaindre, pour te consoler, pour pleurer avec toi ! parle, mon frère, dis-moi tout.

— Je ne le puis ! je ne le puis ! répondait Yézid. Mais reste là, près de moi, ta vue me fait du bien.

Aïxa lui en disait presque autant, et Alliaga, plus malheureux peut-être qu’eux tous, était leur appui et leur consolation. Sa vie se passait à alléger des peines qu’il ne connaissait pas et qu’il partageait. Oubliant ses maux pour ne penser qu’aux leurs, il accomplissait noblement sa tâche et le vœu qu’il avait fait de se dévouer pour les siens. Sur lui seul retombait leurs douleurs, et loin de succomber sous le poids, il puisait chaque jour de nouvelles forces dans l’ardent et sublime amour qui remplissait son cœur, dans l’abnégation de lui-même, et, s’il faut le dire aussi, dans cette religion qu’il avait embrassée par contrainte et qu’il commençait à aimer, car c’est l’amie du pauvre et du faible, c’est la religion des cœurs souffrants et blessés.

Yézid avait été réveillé de son accablement par un mot de son père.

— Viens, mon fils, j’ai besoin de toi, viens sur-le-champ.

Et quelque grand que fût sur lui, comme le disait Carmen, le pouvoir de l’ambition, quels que fussent les liens qui le retenaient à la cour, Yézid pouvait tout leur sacrifier, excepté le devoir, et son premier devoir était d’obéir à son père ; un seul mot du vieillard était un ordre pour lui. Il courut donc chez Aïxa pour lui annoncer son départ. Les deux enfants du Maure se regardèrent tous les deux en silence, avec effroi, et les yeux pleins de larmes.

— Mon frère ! mon frère ! dit Aïxa, tu as donc bien souffert ?

— Et toi donc, ma sœur ?..

— Oui, lui dit-elle à demi-voix, en lui montrant son cœur, le mal est là, je le sens !

— Et moi aussi, dit Yézid.

Et il s’enfuit ; il s’éloigna de Madrid et de la cour, dont l’air était mortel pour lui.

Cependant le grand jour approchait, il allait arriver. C’était la veille du mariage de Fernand et de Carmen. Celle-ci, tout entière à son bonheur, ne pouvait s’occuper de rien ; Aïxa s’était chargée de tous les ordres et de tous les détails. Elle avait surveillé jusqu’aux bijoux, jusqu’à la parure de la mariée ; son courage avait doublé ses forces, et puis une idée la soutenait, cette idée qui fait que l’ouvrier ou le voyageur épuisé se ranime en apercevant la fin de sa tâche.

Le soir, elle avait défendu sa porte. Elle était dans un petit salon avec Carmen, qui lui parlait de son bon-