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piquillo alliaga.

ment me le cacher… Avoue-moi ce que tu éprouves ; apprends-moi tout.

— Tais-toi… ne me demande rien, dit Aïxa presqu’à genoux.

— Je sais le danger qui te menace.

— Il n’y en a pas.

— Plus que tu ne crois, et pour t’en préserver, s’il en est temps encore, j’aime mieux te faire connaître la vérité.

— Quelle qu’elle soit, je puis l’entendre ! parle donc, frère, parle ?

Et rassemblant tout son courage, Aïxa écouta, froide et immobile comme une statue.

Piquillo lui raconta alors l’horrible projet de la comtesse, la manière dont il l’avait découvert, et la visite que dernièrement il avait faite à l’hôtel d’Altamira.

À mesure qu’il parlait, Aïxa revenait à elle : ses joues et ses lèvres si pâles reprenaient leur couleur ; son front, sa sérénité, et son cœur, tout son calme.

— Quoi ! lui dit-elle, quand il lui eut raconté le complot formé contre sa vie, ce n’est que cela !

— Que cela ! dit Piquillo étonné de sa tranquillité ; quoi ! tu n’es pas plus émue ! Tu ne m’as donc pas entendu quand je t’ai parlé de ce flacon de cristal… de ce poison qui donnait la mort ?

— Eh bien ? dit Aïxa.

— Eh bien, si tu en étais victime ?

— Plût au ciel, frère ! s’écria-t-elle avec égarement.

— Que veux-tu dire ?

— Qu’au lieu d’arrêter la comtesse, il fallait la laisser faire.

— Et pourquoi ?.. Réponds-moi.

— Pourquoi, pourquoi ? dit-elle en revenant à elle… Je suis folle… J’ai là, vois-tu bien, et elle porta la main à son cœur et à sa tête… une douleur aiguë qui ne me quitte pas, et c’est une souffrance telle que je me dis parfois qu’il vaudrait mieux mourir… Mais cela se passera, je te le jure. Rassure-toi, frère !

— Non, non, je ne me rassure pas. Te rappelles-tu, depuis l’époque dont je t’ai parlé, t’être trouvée avec la comtesse ?

— Une ou deux fois à la cour… Mais je ne lui ai pas parlé.

— Tu n’as rien reçu de sa main ?

— Non, frère… J’ai beau chercher, non.

— Aucun aliment, aucun breuvage ?

— Aucun, je te jure !

— Et cependant, s’écria Piquillo, ce flacon dont on s’était servi !..

— Ce flacon, dit Aïxa ; montre-le-moi.

— À quoi bon ?

— Pour le voir ! il ne m’est pas défendu d’être curieuse.

— Tiens, sœur, le voici.

Elle l’examina avec attention.

— C’est singulier ! dit-elle.

— Qu’en veux-tu faire ?

— Le briser…

— Non pas !… Pour effrayer la comtesse, il faut qu’elle le sache toujours entre nos mains, ne fût-ce que comme preuve de son crime !

— Eh bien ! je le garderai.

— Soit ; mais prends bien garde !

— Sois tranquille, et ne crains rien, dit-elle en lui serrant la main.

Malgré cette promesse, Piquillo continua à observer, et plus le mois avançait, plus les souffrances intérieures d’Aïxa semblaient augmenter ; mais, hormis son frère, personne ne le remarquait. Il est vrai que la jeune fille, habile à les cacher, épuisait son courage devant les autres et ne craignait pas de se trahir devant ce frère bien-aimé, qui la regardait sans rien dire et souffrait de sa douleur : c’était presque la calmer !

L’époque du mariage approchait. C’était dans deux : jours. La reine y prenait le plus vif intérêt. Elle avait déclaré qu’elle voulait l’honorer de sa présence, et désirait qu’il fût célébré avec pompe dans la chapelle même du palais. Elle s’était entretenue à ce sujet : avec son premier aumônier, qu’elle avait tout d’abord accueilli avec une grande faveur. C’était le frère d’Aïxa et de Yézid, et d’ailleurs, le jeune Luis Alliaga avait assez de mérite pour se faire remarquer, même sans protection. Il était donc aumônier de fait, mais il n’avait pas encore son brevet ; ce brevet l’attendait au palais de la saint inquisition, et il résolut de l’aller prendre avant la célébration du mariage de Carmen. En même temps il avait à commander des messes pour le repos de l’âme de la senora Urraca. En effet (et nous avons oublié de faire part de sa perte au lecteur) Piquillo, dès qu’il avait été libre, avait couru à Madrid à l’hôtel de Vendas-Nuevas, où il avait laissé sa grand’mère. L’excellente femme, qui s’était convertie à la fin de ses jours, était morte depuis plusieurs mois dans les sentiments les plus chrétiens, tout en parlant toujours des succès de la Giralda, sa fille, des cabales de Lazarilla, et en priant Piquillo, son petit-fils, de faire dire à son retour des messes à son intention.

C’est ce devoir dont il allait s’acquitter. Il s’adressa pour cela à son ami, le greffier, Manuelo Escovedo, qui enregistra sa commande, et passa au secrétariat pour chercher le brevet de l’aumônier de la reine ; pendant que celui-ci se promenait dans la pièce d’attente où se pressaient plusieurs solliciteurs, arriva un homme d’une tournure étrange ; il était vêtu de noir et portait un manteau des plus râpés, il pouvait avoir de vingt-neuf à trente ans : le front jaune, le teint bilieux, les lèvres pâles et minces ; il s’avançait d’un air sombre et les yeux baissés.

— Pauvre solliciteur ! se dit Piquillo, le voilà tel que j’étais il y a trois semaines ! Arrivé des derniers, il ne risque rien d’attendre.

Il se trompait. L’inconnu, en apercevant la foule qui obstruait le passage, leva un œil hagard ; ses traits s’animèrent, et avec l’air et l’accent d’un inspiré, il s’écria :

— Place ! place ! Cœli, aperite portas !

La foule étonnée s’écarta pour voir d’où partait cette voix singulière, et l’huissier qui gardait la porte s’avança vers l’inconnu. Chacun crut que c’était pour le renvoyer ; au contraire, l’huissier du saint-office lui dit d’un air de déférence :

— Suivez-moi.

L’inconnu avait repris son air sombre : il baissa les yeux, et croisant ses mains sur sa poitrine, entra dans