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piquillo alliaga.

qu’une autre idée sans doute lui fit bien vite oublier ; car elle répondit en souriant :

— C’est à merveille !

— Et le seigneur Fernand est entré chez madame la duchesse de Santarem.

— Dépêchez-vous alors de m’habiller.

Lorsque enfin, et non sans peine, on eut étudié cette robe qui, par le plus grand des hasards, se trouva aller bien, quoique ce fût la seconde fois seulement qu’on l’essayât, Carmen voulut la garder quelques instants encore, et dit :

— Laissez-moi maintenant.

Son idée était de descendre ainsi habillée dans le salon où était son mari et son amie, pour leur faire une surprise, ou plutôt pour que Fernand vît le premier et avant tous les autres une toilette qui, le lendemain, appartiendrait à tout le monde. Quand ses femmes se furent retirées, elle descendit donc, tout doucement et sans lumière, sur la pointe du pied, se dirigea vers le petit salon, souleva la première portière en tapisserie, et au moment où elle allait écarter la seconde, elle entendit prononcer son nom.

— Ah ! ils s’occupent de moi, se dit-elle avec émotion et reconnaissance. Écoutons.

Elle écouta, en effet, et au bout de quelques secondes, tout son bonheur était détruit, toute son existence était brisée. Elle avait, il est vrai, la plus noble et la plus généreuse des amies… mais cette amie… Fernand l’adorait… il en était aimé… C’était pour obéir à don Juan d’Aguilar, c’était pour tenir un serment que Fernand l’épousait : ce dévouement allait peut-être coûter la vie aux deux seuls êtres qu’elle aimât sur la terre !

— Plus pâle et plus blanche que sa robe de mariée, la pauvre fille, en habits de fête et couverte de fleurs, écoutait son arrêt et se sentait mourir. Elle voulut leur crier : Ingrats, je vous pardonne, soyez heureux… moi, je meurs !

La voix expira sur ses lèvres : prête à se trouver mal, elle fit un pas en arrière et se retint à la première portière, celle qu’elle avait déjà franchie. Ce fut dans ce moment qu’Aïxa avait cru entendre du bruit. Elle s’était empressée de renvoyer Fernand, et Carmen, la tête perdue, égarée, était remontée chez elle, ne demandant plus au ciel qu’une grâce… celle de mourir.

Le lendemain, l’hôtel de Santarem retentissait d’un mouvement inusité. Les domestiques montaient, descendaient les escaliers, transportaient des couronnes de fleurs. La musique du régiment que commandait Fernand d’Albayda faisait retentir la cour de l’hôtel de ses joyeuses aubades. Les pages de la reine arrivaient chargés de présents que Sa Majesté envoyait à la mariée.

Les deux portes de l’hôtel s’ouvraient aux nombreuses voitures des grands d’Espagne et des nobles dames.

On vit d’abord entrer celle de la comtesse. Comme tante de Carmen et de Fernand d’Albayda, elle était invitée de droit. C’était elle qui devait conduire sa nièce à l’autel. Aussi arriva-t-elle la première. Mais au lieu d’entrer dans la salle de réception, elle monta à la chanbre de Carmen, pour surveiller la toilette de la mariée, et aussi pour lui donner sa bénédiction.

Aïxa cependant, debout au milieu de son salon, belle et pâle, le sourire sur les lèvres, la mort dans le cœur et le front étincelant de diamants, recevait les conviés, et faisait les honneurs avec la grâce et la dignité d’une reine. Deux portes s’ouvrirent presque en même temps. Par l’une entra don Fernand d’Albayda, richement habillé et décoré des insignes de grand d’Espagne. À l’autre porte apparut un jeune prêtre, qui s’avançait calme et résigné. Au milieu de cette foule dorée, il ne voyait qu’une personne… Aïxa ! et il s’effraya de sa pâleur. Quant à Fernand, à la vue de celui qui allait consacrer son union, il avait tressailli ; mais ses yeux rencontrèrent en ce moment ceux d’Aïxa, et il retrouva tout son courage. On n’attendait plus que la mariée : elle ne paraissait pas ; chacun s’étonnait de ce retard. Enfin la porte s’ouvrit.


L.

le vœu à la vierge.

Au lieu de la jeune fiancée, au lieu de Carmen, on vit paraître la comtesse d’Altamira dans le plus grand désordre et tout effrayée. Soit que ce trouble fût affecté ou véritable, elle raconta qu’étant montée, en arrivant, chez sa nièce, elle l’avait trouvée en proie à une fièvre ardente, ou plutôt à un délire étrange, à en juger par les phrases entrecoupées et sans suite qu’elle avait entendues ; et que cet accès devenait tellement violent que si on ne parvenait à le calmer, elle prévoyait le danger le plus grave.

Fernand et Aïxa coururent près de Carmen ; Piquillo les suivit, pendant que tous les conviés se dispersaient fort étonnés d’un tel événement, les dames surtout, qui se disaient : c’est la première fois que l’excès du bonheur aura produit un pareil effet.

Le lendemain et les jours suivants la reine, inquiète de ne voir ni Aïxa ni Piquillo, envoya savoir des nouvelles de leur jeune amie, et pendant huit jours on répondit qu’on désespérait de Carmen. Pendant huit jours, ni Aïxa, ni Piquillo, ni Fernand, ne quittèrent la pauvre jeune fille. Fernand, à genoux près de son lit, demandait au ciel la guérison de sa fiancée, à laquelle il jurait un amour éternel, et il disait vrai. Il ne croyait pas autant l’aimer. Piquillo priait pour l’amie de son enfance, pour la fille de don Juan d’Aguilar ; et Aïxa, pressant dans ses mains la main de Carmen, murmurait tout bas à son oreille : Je te suivrai, ma sœur, tu ne mourras pas seule !

Enfin, le neuvième jour, cette fièvre ardente parut diminuer et céder : la jeunesse de Carmen avait triomphé du mal et de la douleur dont elle se mourait.

La pauvre jeune fille était bien faible, mais elle était calme ; elle rencontra les yeux de Fernand et ceux d’Aïxa qui étaient fixés sur les siens ; elle détourna la vue, et apercevant Piquillo, elle lui tendit les bras comme au seul ami qui lui fût resté fidèle, comme au seul cœur qui ne la trahissait pas ! Et comme tous les trois s’empressaient autour d’elle, elle leur fit signe de