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piquillo alliaga.

continuel qu’il avait remarqué à l’hôtel du Soleil-d’Or ; cet hôtel resta longtemps dans ses souvenirs, comme l’image du paradis terrestre, comme un lieu enchanté et magique où il pleuvait des perdrix toutes rôties ; il en vint même à regretter la cave qui lui servait de prison, et qui lui parut un séjour de délices, quand il la comparait aux appartements du capitaine Balseiro. Il est vrai que le souvenir de Juanita, si bonne et si gentille, et de son ami Pedralvi, si dévoué et si joyeux, lui rendait encore plus sombre la terrible société dont il était entouré ; non pas qu’on le laissât manquer de rien, la table du capitaine était toujours bien servie ; le bon vin y circulait, et surtout l’agua ardiente (l’eau-de-vie) ; mais ce qu’il voyait ou entendait confondait ses idées, et troublait sa raison à peine formée ; les orgies finissaient souvent par des jurements, des imprécations et des disputes que Juan ne prenait pas la peine d’apaiser : Vous n’êtes pas d’accord, mes enfants, disait-il parfois d’un ton paternel, battez-vous, et que cela finisse ; et les couteaux étaient tirés, et le sang coulait, et chacun d’admirer la douceur et la sage administration du capitaine. Quant à Piquillo, s’il criait, s’il tremblait, s’il pleurait à ce spectacle, chacun haussait les épaules ou se moquait de lui, et ce qui lui faisait horreur excitait au contraire les éloges et l’admiration de tous ceux qui l’entouraient ; pour un pauvre enfant qui n’avait aucune notion du bien ou du mal, et que rien ne pouvait éclairer ou guider dans les ténèbres, cette horrible taverne était l’antichambre de l’enfer.

Et cependant il était défendu à Piquillo d’en sortir ; c’était l’ordre du capitaine, et malheur à qui osait lui désobéir ; Piquillo en avait eu la preuve quelques jours auparavant par une scène d’intérieur dont il avait été témoin.

Juan-Baptista avait une caisse d’excellent rhum qu’un ami lui avait sans doute envoyé de la Jamaïque, et auquel il tenait beaucoup. Il se l’était réservé pour lui tout seul, et il s’aperçut qu’on osait le voler !… lui Juan-Baptista ! c’était un jeune bohémien nommé Paco, un nouveau camarade, qui, fidèle aux habitudes de la maison, voulait s’entretenir la main, et puis c’était son goût, il aimait le rhum, et il venait d’en déboucher une bouteille dont il offrait un verre à Piquillo, qui refusait, lorsque le capitaine entra !

— Que faites-vous là ?

— Je bois à votre santé, capitaine.

— Ce rhum est à moi !

— Tout est à nous ! ce sont nos lois !

— Mais la loi est de m’obéir ?

— Et quand par hasard on vous désobéit une fois… dit Paco en souriant avec ironie.

— On ne désobéit pas une seconde, répondit froidement Balseiro, et tirant un pistolet de sa ceinture, il fit feu.

Le bohémien tomba… Piquillo jeta un cri horrible.

— Qu’est-ce ? dit le capitaine en se retournant, je n’aime pas le bruit…

Et apercevant l’enfant qui tremblait de tous ses membres :

— Ah ! tu étais là, Piquillo… tant mieux ! Je ne t’avais pas vu ; que cela te serve de leçon.

Et il sortit.

Depuis ce jour, Piquillo avait pour son terrible maître une obéissance, ou, plutôt, il avait de lui une terreur telle qu’il se gardait bien de s’éloigner de la posada, et tout ce qu’il osait se permettre, c’était de regarder, de temps en temps, par une des fenêtres qui donnait sur le bois et sur les rochers.

Un jour cependant le temps était si beau, le soleil si brillant, personne que lui à l’hôtellerie !… Il ne put résister au désir de se promener un instant dans la forêt, et de respirer un air plus pur. Il n’avait pas fait une dizaine de pas qu’il se sentit renaître : la fraicheur du matin, le parfum des fleurs et des bois faisaient circuler la santé et la vie dans ce corps languissant ; un rayon de bonheur se glissait dans son cœur, un sourire de joie errait sur ses lèvres, quand soudain ses joues devinrent pâles et glacées. Se soutenant à peine, il s’appuya contre un arbre : il venait, au détour d’une allée, de se rencontrer face à face avec le capitaine.


V.

l’hôtellerie de buen socorro.

Le capitaine et son lieutenant Caralo fumaient tous deux et parlaient d’affaires, discutant une expédition projetée.

Juan-Baptista lança sur Piquillo un regard terrible, semblable à celui qu’il avait jeté au malheureux bohémien, et sans proférer une parole, fit un signe au lieutenant qui, de sa main vigoureuse, enleva le coupable tremblant.

Il le porta ainsi jusque dans la salle à manger, où plusieurs de leurs camarades venaient de rentrer : en un clin d’œil, Piquillo fut dépouillé de ses vêtements, couché sur le ventre, et Caralo détachant une courroie en cuir suspendue à la muraille, se mit à fustiger le patient avec un soin et une précision qui prouvaient avec quel plaisir il exécutait les ordres du capitaine. Les autres bandits s’étaient mis à déjeuner sans faire attention aux gémissements et aux cris que la douleur arrachait au pauvre Piquillo. Quant au capitaine, qui venait de rentrer, il s’était assis et comptait gravement les coups.

— Dix, douze… quinze… pas si vite, Caralo !… seize… dix-sept… ah ! regardez donc… qu’a-t-il là ? ce signe au haut du bras gauche.

— Rien, capitaine, disait Caralo en continuant de frapper… ne faites pas attention, ce sont des caractères arabes, des signes religieux ou diaboliques que les mères mauresques appliquent à leurs enfants qui viennent de naître.

— Cela prouve que ce petit misérable n’est pas même chrétien… dix-huit… dix-neuf… que c’est un païen… un réprouvé…

— Qu’on aurait tort d’épargner, continuait Caralo en frappant plus fort… il y en a comme cela un tas qui n’ont pas reçu le baptême !

— Oui, mais il y en a d’autres qui l’ont reçu cinq ou six fois, et cela compense ; moi, par exemple,