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piquillo alliaga.

appelle dans l’histoire de tous les peuples les temps obscurs ! Le capitaine disparut, sans qu’on pût savoir ce qu’il était devenu… ses ennemis prétendirent l’avoir vu ramer pendant quelque temps à bord d’une galère ou caravelle catalane ; mais le capitaine n’en convint jamais, et ce qu’il y eut de certain, au contraire, c’est que lui et ses compagnons se trouvèrent, on ne sait comment, maîtres absolus du bâtiment catalan, dont l’équipage était mort subitement du scorbut, du typhus ou de quelque autre maladie auxquels sont sujets les gens de mer. Ce qu’il y eut de prouvé, c’est que Juan-Baptista, qui, depuis ce jour, prit le titre de capitaine, se mit à courir la mer comme défenseur de la foi, poursuivant et pillant tous les navires de Tunis et d’Alger. Si parfois, parmi les barbaresques, il se trouva quelques riches bâtiments marchands chrétiens, la faute de ce hasard ne put être attribuée au capitaine, qui, dans le doute, prenait toujours, imitant ce pieux prélat qui dans un massacre où l’on avait peine à distinguer les hérétiques, disait aux soldats : « Frappez toujours, Dieu reconnaîtra les siens ! »

Pour plusieurs faits de ce genre que des casuistes de l’amirauté avaient mal interprétés, le capitaine fut poursuivi par les vaisseaux du roi, comme pirate et écumeur de mer. Ne voulant pas s’amuser à discuter avec des gens qui ne répondaient que par deux ou trois cents bouches à feu, le capitaine renonça à la marine, vendit son bâtiment, garda son équipage qui lui était dévoué, et, rentrant dans la vie civile, s’établit pour le moment dans un endroit agreste et pittoresque, situé entre la Sierra d’Oca et la Sierra de Moncayo, chaînes de montagnes qui séparent la Navarre de la Vieille et de la Nouvelle-Castille. Une grande route les traverse, et tous ceux qui vont de Pampelune à Burgos ou à Madrid, sont obligés de passer par la Sierra de Moncayo, dont l’aspect sauvage, les âpres rochers et les sombres forêts excitaient alors l’admiration des peintres et des voyageurs.

Ces avantages et d’autres encore avaient séduit le capitaine ; il avait remarqué une hôtellerie de modeste apparence, fort bien située, isolée, solitaire, ombragée par un bois épais, non loin de la grande route. Il acheta et paya comptant cette posada, à laquelle il fit tous les changements et embellissements qu’il jugea nécessaires. Il se fit hôtelier pour son plaisir : c’était l’état de sa mère, et il s’y entendait à merveille, ce qui ne l’empêchait pas de faire des excursions à vingt ou trente lieues à la ronde, en bourgeois, pour affaire de son commerce ou pour toute autre spéculation, et nous l’avons vu, le jour même de la mémorable insurrection que nous venons de décrire, jouer à Pampelune un rôle important dans l’affaire des fueros de Navarre.

C’était en ses mains que le pauvre Piquillo était tombé. Le voyant descendre la nuit, par escalade, d’une riche maison, le capitaine avait eu d’abord trop bonne opinion de lui ; il l’avait pris pour quelque jeune confrère, pour un apprenti du moins. La candeur et la probité des réponses de Piquillo le détrompèrent bien vite : mais on pouvait le former, il était jeune, et Juan-Baptista savait par lui-même qu’en commençant de bonne heure, on arrivait à tout ! Le capitaine avait de la prévoyance ; c’était un homme d’invention autant que d’action ; il avait souvent pensé qu’un enfant adroit, intelligent, et dont l’âge éloignait toute défiance, pourrait rendre de grands services à la troupe qu’il avait l’honneur de commander, et Piquillo était à peu près ce qu’il lui fallait, moins ses principes, si toutefois on pouvait appeler ainsi quelques instincts honnêtes qui tenaient à si peu de chose, que le moindre orage devait les déraciner.

Le regret le plus grand de Piquillo était d’abandonner son compagnon. Qu’allait devenir ce pauvre Pedralvi, qui s’était exposé pour le sauver ? Mais bientôt il lui fallut penser à lui-même. Juan-Baptista et ses amis étaient sortis de la ville avant le point du jour ; quelques gens qui avaient l’air de marchands forains les attendaient hors des remparts avec des chevaux pour le capitaine et sa suite, et de plus avec deux mulets qui paraissaient pesamment chargés ; mais un troisième ne portait rien, le capitaine fit la grimace.

— Une affaire si bien combinée ! Victoriano Caramba nous a pris pour dupes !

— Ce n’est pas ma faute, capitaine, lui répondit un homme de petite taille, mais fort trapu, Martin de Barala, dit Caralo, qui paraissait jouir d’une grande autorité : c’était le confident et l’ami de Juan-Baptista, et le plus influent après lui. Ce n’est pas la faute du pauvre trésorier de Pampelune si sa caisse était vide.

— Si vraiment ; un trésorier est responsable des deniers du gouvernement, et il nous remboursera, à ses frais, ce dont il nous a fait tort.

— Vous ferez bien, capitaine, mais je crois qu’avec le comte de Lerma, il faut changer de batteries et ne plus s’attaquer aux caisses publiques.

— Tu dis vrai, il n’y laisse jamais rien !

— C’est un grand ministre des finances !

— Heureusement qu’avec lui, nous nous retrouverons sur autre chose ! à cheval, et puisque, par malheur, nous avons un mulet qui marche à vide, mettez à la place du bagage qui nous manque celui-ci, dit-il en montrant Piquillo, qui ne vaut pas l’autre. Mais n’importe, on verra à l’utiliser !… en route.

Et la cavalcade partit au petit trot, marcha tout le reste de la nuit ; traversa, au milieu du jour, un beau fleuve dont Piquillo sut plus tard le nom, c’était l’Èbre, et quelques heures après, on commença à gravir la montagne et à s’enfoncer dans la forêt.

Piquillo ne comprenait rien aux conversations qu’il entendait durant la route ; mais quand il rencontrait les yeux du capitaine ou de son lieutenant, il perdait toute envie de leur en demander l’explication. Comme déjà dompté et fasciné par eux, il n’osait ouvrir la bouche et se sentait saisi d’un sentiment de terreur inexprimable et invincible. Quand il arriva à la posada de Buen Socoro (l’hôtellerie de Bon-Secours), ce fut encore bien pis ; l’hôtellerie était située au milieu des bois et des rochers, et Piquillo ne concevait pas quelles étaient les pratiques qui pussent venir y demander à dîner ; il fallait s’être égaré pour s’y arrêter ; il y régnait surtout un silence effrayant que Piquillo comparait au bruit, à l’animation, au mouvement