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piquillo alliaga.

que celle du roi, aurait reculé peut-être devant une situation pareille. Pour tenir tête à l’orage qui l’accablait, pour réparer de si grands désastres, il fallait une de ces organisations supérieures, un de ces génies qui apparaissent de temps en temps au milieu des tempêtes, ou plutôt que les tempêtes semblent faire naître, et qui reçoivent de Dieu la mission de les apaiser.

Le roi n’avait aucune des qualités que commandait sa situation. Il était bon et religieux, deux vertus qui ne servent aux rois que dans les temps calmes. Incapable de prendre un parti dans ce moment, il congédia le père Jérôme.

— Merci, mon père, merci, lui dit-il ; bientôt… nous nous reverrons… demain, j’examinerai… je réfléchirai.

Le père Jérôme courut chez la comtesse d’Altamira, qui l’attendait, et s’écria :

— Cette fois, je le jure, notre ennemi est enfin renversé.


LIV.

l’audience de castille.

Le roi passa une nuit affreuse. Contrairement à ses habitudes, il l’employa tout entière à réfléchir et à prendre un parti quelconque, et quand le jour parut, il n’en avait pris aucun. S’il avait osé, c’est à la seule Aïxa qu’il se serait adressé ; mais Aïxa, malgré ses talents, sa grâce et son esprit, ne pouvait empêcher la France de faire la guerre à l’Espagne. D’ailleurs il y avait d’autres secrets que le faible monarque n’aurait osé confier à personne, et qu’il aurait voulu se cacher à lui-même. Il sentait bien qu’il fallait renverser le duc de Lerma, le faire arrêter et mettre en jugement ; et cette obligation le rendait le plus malheureux des hommes. Tel est cependant l’empire de l’habitude sur une âme sans énergie ! Il était depuis si longtemps façonné au joug de son ministre, qu’il n’osait le briser… et tremblait à l’idée de ne plus être esclave !

Au milieu de toutes ces incertitudes et ne sachant à quelle résolution s’arrêter, il fit appeler le père Jérôme, le seul auquel il pût se confier.

C’était un résultat prévu ; le révérend s’y attendait et fut à l’instant aux ordres de Sa Majesté.

— Je n’ai d’espoir qu’en vous, mon père, donnez-moi votre avis. Que feriez-vous à ma place ?

— Votre Majesté me prend bien à l’improviste, dit le moine, qui depuis longtemps avait mûri et médité la question… mais enfin je répondrai de mon mieux à l’honneur qu’elle daigne me faire. D’abord le ciel nous commande l’indulgence et nous en donne lui-même l’exemple. Quelque grandes que soient nos fautes, sa clémence est plus grande encore ; je ferais comme lui.

— Très-bien ! dit le roi, qui n’était pas pour les moyens violents.

— À la place de Votre Majesté, je n’ébruiterais point les détails que je lui ai donnés hier, et qui ne sont déjà que trop connus de tout le monde. Je ne mettrais point en accusation un homme qui a eu ma confiance et mon amitié.

Le roi approuva de la tête.

— Sans compter que, tout en ayant maintenant la même conviction que moi, Votre Majesté ne pourrait peut-être pas réunir assez de preuves matérielles pour le faire condamner, ce qui serait alors un grand scandale. Je me tairais donc sur cette horrible affaire. Bien plus, je n’en parlerais pas au duc de Lerma, pas même en particulier.

— Vous croyez ! dit vivement le roi, auquel ce système convenait parfaitement.

— Je garderais avec lui un silence accablant ; c’est noble, c’est digne ! c’est le seul reproche qu’il convienne à un roi ! Qu’importe, après tout, que Votre Majesté ait l’air d’ignorer son crime, si au fond du cœur elle le connaît et en a la certitude ? Je sais bien qu’après cela, il ne peut rester à la tête des affaires, mais le moyen de le renverser se présente de lui-même ; les faits que j’ai mis sous les yeux de Votre Majesté seront dès demain à la connaissance de tous. Ils constituent et au delà, sinon le crime de trahison, du moins ceux d’imprévoyance et d’incapacité, qui le rendent indigne de porter plus longtemps le titre de premier ministre de Votre Majesté.

— C’est vrai, dit le roi.

— Demain donc, en plein conseil… car c’est demain, je crois, que le conseil doit avoir lieu.

Le roi fit un signe affirmatif.

— Je demanderais compte au duc de Lerma de tous les faits dont j’aurai l’honneur de remettre la note exacte à Votre Majesté, avec les preuves à l’appui, et comme il est impossible qu’il puisse y répondre, comme les faits parleront toujours plus haut que toutes les raisons qu’il pourrait donner, je lui déclarerais que, dans ma bonté et dans ma clémence, je me contente de lui retirer ma confiance… et son portefeuille…

— Très-bien ! dit le roi.

— Pas autre chose. Un petit discours de quelques lignes, très-froid, très-sévère, mais plein de réserve et de convenance, comme Votre Majesté sait les faire. Je lui en donnerai l’esquisse, si Sa Majesté veut le permettre.

— Très-bien, dit le roi ; mais qui mettrons-nous à sa place ?

— Je vais parler contre moi-même, sire, car c’est exposer à la vengeance du fils celui qui a renversé le père ; mais pour prouver que dans cette résolution nous n’avons en vue que l’intérêt de l’Espagne et qu’il n’entre en notre cœur aucune animosité personnelle, je proposerai à Votre Majesté le duc d’Uzède.

— À merveille, dit le roi, à qui ce choix plaisait fort, car ce n’était point un homme nouveau à étudier ni de nouvelles habitudes à former. Le duc d’Uzède avait été longtemps son favori ; il lui avait toujours conservé de l’affection, et, ce qui lui plaisait plus encore, le duc n’était point d’une capacité effrayante.

— À merveille ! s’écria-t-il, cela ne sortira pas de la famille. Ce n’est pas une révolution, c’est une succession. Mais, vous, mon père ?

— Moi ! sire, dit le révérend avec humilité, je ne demande rien, car je suis sûr que Votre Majesté ne