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piquillo alliaga.

— Enfin, mon père, dit le roi, dont l’émotion redoublait, son nom !

— Je ne sais cependant si je dois le dire et si l’on pourra me croire, car je vois que son influence est si grande et si terrible !

— Son nom ! répéta le roi en se levant avec un frémissement nerveux.

— Eh bien ! sire, c’est le duc de Lerma !

— Le duc ! s’écria le roi en retombant dans son fauteuil, comme suffoqué de surprise et de terreur.

— C’est lui, sire, que tout le monde accuse ; il vous est facile de le savoir ; mais moi seul je puis vous donner des détails et des preuves.

— Parlez ! parlez ! dit le roi avec émotion et en respirant des sels.

— Il y a trois mois, sire, c’est le jour, le premier jour où, après la perte de son aumônier, Sa Majesté la reine est venue entendre la messe dans votre chapelle. En revenant dans ses appartements par le parc, elle était accompagnée de madame la comtesse de Gambia, de la marquise d’Escalonne, des duchesses de Zuniga et d’Ossuna, et de plusieurs autres ; je pourrais même citer la duchesse de Santarem, qui était accourue au-devant de Sa Majesté. La reine avait encore avec elle les ducs de Médina, de Gusman, et je crois même le duc d’Uzède. Vous pourrez les interroger tous sur les faits que je vais vous révéler.

Ce jour-là, le soleil était ardent et la température brûlante. La reine, à qui le duc de Lerma donnait la main, fatiguée de la chaleur ou de la promenade, s’assit à l’ombre sur un banc de verdure avant de rentrer dans ses appartements, et devant les dames et seigneurs qui l’accompagnaient, elle dit en riant :

— Je meurs de soif.

Au lieu d’appeler un des gens du service de la reine ou une de ses femmes, ce qui était tout naturel, et ce qui était même commandé par l’étiquette, le duc de Lerma s’élança lui-même, entendez-vous bien, sire, lui-même !

— J’entends, dit le roi, qui écoutait avec la plus vive attention.

— Il s’élança du côté des petits appartements, disparut pendant quelques instants… Je prie Votre Majesté de noter cette circonstance… Il disparut et revint, présentant à la reine, sur une assiette d’argent, un verte d’orangeade glacée que la reine saisit avidement. Après l’avoir bue, elle dit gaiement :

— Cette orangeade a un singulier goût…

Le roi poussa un cri de surprise.

— Ces mots, continua le révérend père, tous ceux qui étaient là les ont entendus !.. Un mois après, l’état de souffrance de la reine a commencé, et deux mois plus tard elle n’existait plus !.. Tous ceux qui connaissent les effets de ce poison vous diront que c’est là le temps nécessaire à son développement ; daignez rapprocher ce fait des symptômes que la reine a éprouvés, et peut-être Votre Majesté trouvera que les bruits qui se répandent ne sont point si déraisonnables.

Quant à moi, je ne puis faire partager ma conviction à Votre Majesté, mais je dirai à vous, sire, à vous seul : Je sais, à n’en pouvoir douter, que ce verre contenait du poison.

— Comment le savez-vous ? s’écria vivement le roi.

— S’il m’était permis de le dire, je n’appellerais pas cela une conviction, je l’appellerais une preuve ; et ce n’est pas à Votre Majesté seulement, c’est à la justice humaine que j’aurais fait cet aveu ; mais la manière dont ce mystère m’a été révélé ne me permet pas de le proclamer devant les hommes. Je ne puis que dire à Votre Majesté : Ce verre contenait du poison, je le sais !

Le roi, pâle et haletant, regardait celui qui parlait ainsi avec un mélange de terreur et d’indécision ; il hésitait encore, tremblant de croire et tremblant plus encore de repousser la vérité. Soudain il jeta un cri : une idée lui était venue d’en haut ; il courut prendre un livre qui était sur son prie-Dieu, et l’ouvrant devant le père Jérôme :

— Jurez sur l’Évangile, mon père, jurez ! et je croirai tout.

Le moine pâlit et garda un instant le silence ; mais se rappelant les opinions d’Escobar à ce sujet, et les restrictions mentales depuis longtemps admises par les premiers casuistes de leur ordre, il se remit de son trouble ; et levant la main, il dit gravement et lentement :

— Je jure, sur l’Évangile, que le duc de Lerma a présenté ce verre à la reine !… Je jure que ce verre contenait du poison !

Le roi cacha sa tête dans ses mains et garda quelques instants le silence : il était anéanti.

— Lui ! se disait-il avec douleur, lui à qui j’avais donné toute ma confiance ! lui dont j’admirais le zèle, les lumières, la haute et puissante capacité !..

— Si ce n’est que cela, sire, dit le révérend, que Votre Majesté mette un terme à ses regrets. Sur ce dernier sujet, j’ai, grâce au ciel, mieux que ma conviction, je puis donner des preuves et démontrer à Votre Majesté que ce ministre zélé vous a toujours trahi ; que ce ministre éclairé vous a conduit, vous et la monarchie, au bord du précipice ; que ce ministre si capable a ruiné vos finances, détruit vos flottes et vos armées, et livré l’Espagne sans défense à l’ennemi qui va l’envahir.

— Que dites-vous ! s’écria le roi avec effroi.

— À l’heure qu’il est, presque toute l’Europe se lève contre vous, et vous n’en savez rien, sire ! et votre ministre, qui le sait, au lieu de songer à votre gloire ou à votre salut, ne songe qu’à ses intérêts, et vous force à demander pour lui le chapeau de cardinal, qu’il aurait déjà obtenu, si moi et mes frères ne nous étions pas opposés, près la cour de Rome, à la consommation d’une telle injustice.

— Tout cela n’est pas possible ! s’écria le roi, que tant de coups inattendus jetaient dans une espèce d’égarement. Tout cela ne peut se concevoir, et ma raison se refuse à admettre une semblable trahison.

Cette fois, et sans détours jésuitiques, il était facile au révérend père de démontrer la vérité de tout ce qu’il avançait, et les lettres particulières, les gazettes étrangères, toutes les preuves, en un mot, qu’il déploya aux yeux du roi, rendirent encore plus vraisemblable et plus évidente la première partie de l’accusation.

Une capacité plus forte, une volonté plus énergique