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piquillo alliaga.

Lerma, mais par ses partisans eux-mêmes, qui venaient de passer dans les rangs opposés ; aussi le président Miranda de Zuniga, déjà tenté de les suivre, hésitait encore et se contentait de répéter :

— C’est grave… très-grave !

Les membres du conseil arrivaient successivement ; les uns se plaçaient à côté de Médina et de Gusman ; les autres, en petit nombre, s’asseyaient près des fauteuils où se tenaient d’ordinaire le duc de Lerma et Sandoval. Ceux-ci ne paraissaient pas encore, et chacun s’en étonnait.

— Il y a de mauvaises nouvelles, dit d’Escalonne, des nouvelles plus fâcheuses encore que les premières ; j’ai vu un courrier qui venait de France descendre au palais de Sandoval.

À ce mot, plusieurs des conseillers déjà assis se levèrent et allèrent s’asseoir auprès du duc d’Escalonne.

En ce moment le duc d’Uzède entra.

Il se fit un grand silence. Tous les yeux se dirigèrent vers lui, et l’on se demandait s’il irait se placer à gauche auprès du groupe le plus nombreux, ou à droite auprès du duc, son père.

Uzède salua tout le monde en silence et alla s’asseoir au milieu, près du fauteuil royal.

Un grand bruit annonça l’arrivée du roi, qui, contre son ordinaire, portait à la main des papiers qu’il avait l’air de feuilleter ; son front était sombre et soucieux, et il marchait rapidement.

Chacun se leva avec respect.

— Bien ! bien ! messieurs, dit-il d’un ton brusque, asseyez-vous. Nous avons à traiter aujourd’hui des affaires importantes.

Tout le monde s’assit. Le roi se couvrit.

Il n’avait pas encore osé regarder le duc de Lerma. Alors seulement il jeta les yeux vers l’endroit où il se tenait ordinairement ; et voyant son fauteuil vide, ainsi que celui de son frère Sandoval, leur absence lui donna sans doute un nouveau courage, car il dit avec amertume :

— Je vous remercie de votre exactitude, messieurs ; vous n’êtes point de ceux qui craignent de se montrer au moment du danger.

À ces mots significatifs et d’autant plus étonnants qu’ils étaient prononcés par le roi, lequel ne parlait presque jamais, un sourd murmure circula dans l’assemblée, et chacun se regarda d’un air qui voulait dire : C’en est fait ! le ministre est renversé.

La porte du vestibule s’ouvrit, et le duc de Lerma parut suivi du grand inquisiteur Sandoval son frère.

Dans ce moment on n’entendit plus dans la salle du conseil que le battement du balancier de la pendule, tant le silence qui se fit tout à coup était morne et profond.

Sandoval avait l’air sombre mais impassible. Le duc de Lerma avait l’air fort agité.

— Je demande pardon au roi et à messeigneurs les conseillers, dit-il en s’inclinant avec respect, de les avoir fait attendre. Un retard involontaire…

Un murmure de désapprobation se fit entendre dans cette assemblée, d’ordinaire si patiente et si docile.

— Un retard involontaire continua le duc, et que je n’ai pu prévoir…

— Il ne prévoit jamais rien, dit d’Escalonne, bas, à l’oreille de Gusman.

— Oui, messeigneurs, reprit le ministre en regardant d’Escalonne, un retard impossible à prévoir. On a arrêté ma voiture. Le peuple l’avait entourée et nous jetait des pierres en poussant des cris sur lesquels je désire avant tout m’expliquer devant vous, messeigneurs, et devant Sa Majesté le roi. Qu’on me dise de qui viennent les bruits que l’on fait circuler, quelle en est la source ?

— Il suffit, dit le roi, nous savons qu’en penser.

— Comment, sire ! s’écria le duc avec indignation, qu’entend par là Votre Majesté ?

— J’entends… dit le roi un peu troublé, que je ne vous accuse point, monsieur le duc… je désire même… je veux qu’un pareil sujet ne soit pas traité ici… par vous, ou je croirai… que… l’importance… qu’on attache… à une accusation… chimérique… a pour but de détourner notre attention… de plusieurs autres griefs et reproches qui ne sont que trop réels.

Le roi paraissait ému, et sa voix était beaucoup plus faible en terminant cette phrase qu’en la commençant ; mais pour lui un tel effort était déjà beaucoup : c’était, aux yeux de tous, une manifestation éclatante du mécontentement royal et un indice certain de la chute du ministre.

— J’attends avec respect, dit le duc de Lerma, les reproches qu’il plaira à Sa Majesté le roi, mon seigneur et maître, de vouloir bien m’adresser.

Le roi jeta les yeux sur un papier qu’il avait placé sous sa main, en feuilleta plusieurs autres, revint au premier, et dit d’une voix qu’il avait cherché à raffermir :

— Toute l’Europe est en armes contre nous, une ligue de tous les princes protestants s’est formée contre l’Espagne. Est-ce vrai ?

— Oui, sire, dit le ministre.

— On ajoute que le roi de France a rassemblé une armée formidable, plus de soixante mille hommes, une nombreuse cavalerie, et que lui, Roi Très-Chrétien, est l’âme et le chef de cette guerre. J’aime à croire que ce n’est qu’un vain bruit.

— Non, sire, c’est la vérité,

Un murmure général circula dans l’assemblée.

— On assure mème que le Milanais est envahi, que le duc de Savoie se prépare à nous attaquer, que le roi Henri a dû quitter Paris, il y a quatre jours, pour se mettre à la tête de ses troupes… Ces renseignements sont-ils faux ou exacts ?

Le duc parut hésiter… et le roi, reprenant sa hardiesse à mesure que son ministre perdait de la sienne, répéta d’une voix ferme :

— Je vous demande si ces renseignements sont exacts ?

— De la plus grande exactitude, dit le duc.

— Et comme jusqu’à présent vous n’avez pas jugé à propos de nous donner le moindre avis de ces graves événements, ni à nous ni aux membres du conseil, nous devons penser que vous avez pris les mesures nécessaires pour soutenir l’honneur de l’Espagne. Nous vous demanderons le nombre de nos vaisseaux équipés et de nos soldats prêts à entrer en campagne ?