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piquillo alliaga.

— Permettez-moi, sire… balbutia le ministre.

— Où sont réunies nos armées… et quels généraux avez-vous choisis pour les commander ?

— Aucun de nous n’a reçu d’ordre, dit Gusman de Mendoza.

— Et pas une compagnie, pas un escadron ne défend les frontières ! s’écria le duc de Médina ; j’en arrive !

— Sommes-nous donc livrés sans défense à nos ennemis ? dit Gusman.

— Répondez donc au roi ! s’écria impétueusement d’Escalonne, et rendez-lui compte des destinées et de la gloire de l’Espagne, qu’il vous a confiées.

— C’est là ce que je demande, dit avec force le roi, qui, se sentant soutenu par tout le monde, avait la voix éclatante et l’air menaçant.

— Parlez ! parlez ! criait-on de tous les coins de la salle, et chacun accablait le ministre, excepté le marquis de Miranda, qui, seul, ne s’était pas encore prononcé et avait le courage… de se taire.

— Sire, dit le ministre, et vous, messeigneurs, je n’ai jamais cessé de veiller à la gloire et à l’indépendance de l’Espagne. Il me serait facile de vous détailler quelles mesures j’avais prises pour défendre notre territoire, quelles négociations j’avais entamées pour dissoudre cette ligue, quelles alliances j’avais formées pour lui résister.

— Dites-nous-les donc ! s’écria le roi avec impatience.

— Ce serait abuser des instants de Votre Majesté. Des murmures éclatèrent de tous les côtés.

— Oui, je le répète, ce serait complétement inutile, dit le ministre d’une voix forte, qui domina toute l’assemblée.

— Inutile ! s’écria Médina ; et pourquoi ?

— Parce que nous n’avons plus rien à craindre des ennemis du dehors, répondit le ministre en regardant ses adversaires ; parce que l’armée du roi de France ne franchira pas la frontière ; parce que cette ligue des princes protestants, formée avec tant de peine, et qui dépendait tout entière d’un seul homme, cette ligue est déjà anéantie dans la personne de son chef : le roi Henri IV… n’est plus !

À cette nouvelle, chacun resta immobile et frappé de stupeur.

— Le roi de France n’est plus !… répéta le duc d’Uzède, pâle, foudroyé et ne pouvant croire à ce qu’il venait d’entendre.

— Mort !.. dit le grand inquisiteur d’un air sombre ; mort sous le poignard d’un assassin. Des lettres que j’ai reçues ce matin de France, du duc d’Épernon, nous annoncent que le roi, au moment où il se rendait à Notre-Dame pour le couronnement de la reine, a été frappé dans sa voiture, rue de la Ferronnerie, par un nommé Ravaillac.

— À coup sûr, s’écria le duc de Lerma, ce n’est pas ainsi que devait mourir un si grand prince, et nous déplorons sa perte.

— Nous la déplorons ! répéta le grand inquisiteur, tout en adorant les décrets célestes et en reconnaissant la main de Dieu dans le châtiment aussi prompt que terrible du chef de ces hérétiques ; car il a succombé au moment même où il menaçait un peuple catholique fidèle serviteur de l’Église !

— Dieu protége l’Espagne ! dit le roi en levant les yeux vers le ciel.

— Dieu nous a sauvés ! s’écria Miranda.

— Mais nous l’eussions encore été par nous-mêmes, s’empressa d’ajouter le ministre. C’est avec douleur que Marie de Médicis voyait cette guerre impie et sacrilége ; c’est avec regret qu’elle avait renoncé à l’alliance que depuis longtemps je lui avais proposée, et que repoussaient le roi Henri et Sully, son ministre ; mais aujourd’hui que Marie de Médicis devient régente de France et souveraine absolue, au lieu de la guerre, elle s’empresse de nous offrir la paix. Voici les lettres signées d’elle que nous adressent d’Épernon et Concini.

En entendant ces mots, tous les visages s’épanouirent, à commencer par celui du roi.

— Au lieu d’une rivale, nous aurons désormais dans la France une nation amie, prête à nous aider de ses armes et de ses subsides ; prête à nous prodiguer les soldats et les trésors rassemblés par Henri IV ; une fidèle alliée qui demande à mêler son sang au nôtre, car la reine Marie nous propose un double mariage, celui de sa fille avec le prince des Asturies et celui de notre jeune infante Anne d’Autriche avec le jeune roi Louis XIII. Trouvez-vous, sire, et vous, messeigneurs, que j’aie trahi les intérêts et la gloire de l’Espagne[1] ?

— Vive le duc de Lerma ! s’écria le marquis de Miranda.

— Vive notre glorieux duc ! répéta une partie de l’assemblée que le vent du succès avait déjà fait tourner vers le ministre.

Quant au roi, étonné, interdit, il ne savait s’il devait s’affliger ou se réjouir, et le duc d’Uzède, la rage dans le cœur, courut chez la comtesse d’Altamira apprendre au père Jérôme et à Escobar, qui s’attendaient à un triomphe, que jamais le duc de Lerma n’avait été plus fort, plus glorieux et plus roi d’Espagne que dans ce moment.


LV.

une résolution du roi.

Après la mort de la reine, rien n’avait pu retenir

  1. Si l’on songe que le roi d’Espagne n’avait fait aucuns préparatifs de défense, et que l’assassinat de Henri IV le délivra d’un ennemi redoutable ; si l’on songe que Marie de Médicis était tout Espagnole de cœur, qu’elle formait avec l’ambassadeur de Philippe III des projets pour le mariage de ses enfants ; que les Italiens qui l’entouraient n’avaient cessé d’entretenir des relations avec l’Espagne ; si l’ou songe enfin que le duc d’Épernon, dont la conduite avait été si suspecte au moment de l’assassinat, était le représentant de la politique espagnole, et qu’à lui se rattachaient tous les catholiques ardents qui maudissaient une guerre entreprise contre une puissance catholique, avec l’aide des protestants d’Allemagne et de Hollande, on ne peut s’empêcher de soupçonner que les vrais coupables sont restés impunis.
     Il ne faut pas oublier non plus que l’inquisition avait approuvé en 1602 le livre de Mariana De rege et regis institutione, qui justifie la doctrine du tyrannicide. Cette doctrine était entendue, il est vrai, au profit du roi d’Espagne.
    (Ch. Weiss, l’Espagne, liv. 1er, p. 278 et 279.)