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piquillo alliaga.

avec violence, sa tête était en feu, elle se sentait en proie à une fièvre ardente qui produisait sur elle une étrange hallucination.

Elle voyait Fernand à ses genoux la retenant, l’empêchant de sortir ; elle allait lui obéir. Tout à coup, elle se croyait transportée dans les rues de Valence, elle entendait sonner la cloche de Villila ! c’était le signal du massacre !

Des familles entières, des familles maures, voulaient en vain fuir les poignards espagnols. Au milieu de la foule, des moines à la figure sinistre, le glaive d’une main et la croix de l’autre, criaient :

« Frappez ! frappez ! »

Ni les enfants ni les femmes n’étaient épargnés !

Enfin elle aperçut son père qu’un meurtrier poursuivait, son père qui lui disait : « Sauve-moi, ma fille ! sauve-moi ! » Elle s’élançait pour l’entourer de ses bras, pour lui faire un rempart de son corps. Il était trop tard ! Le vieillard venait d’être frappé, son sang avait rejailli sur elle ; elle le voyait à ses pieds, elle voyait ses cheveux blancs trainés dans la fange.

En ce moment la pendule sonna dix heures.

Aïxa poussa un cri horrible ; la cloche même de Villila n’aurait pas produit sur elle une plus grande terreur.

Sans hésiter, sans réfléchir, elle se couvrit d’une mante et d’un voile épais, sortit vivement de l’hôtel et s’élança dans la rue. La nuit était sombre.

Comme pour éviter le remords, qui déjà la poursuivait, elle fit d’abord quelques pas en courant, puis elle s’arrêta : la fraicheur du soir avait soudain rafraichi ses sens et calmé son délire ; elle était revenue à elle-même et à toutes ses craintes.

Elle regarda autour d’elle ; il lui sembla que tout le monde examinait d’un œil curieux que tout le monde lisait déjà sa honte écrite sur son front. Elle quitta la grande rue, où était situé son hôtel, et prit des rues désertes et détournées pour se rendre au palais.

Bientôt elle se trouva seule et éprouva alors une autre espèce de terreur. Dans une rue solitaire, elle entendit marcher derrière elle et vit un homme enveloppé d’un manteau qui la suivait de loin. Si c’était un voleur, un meurtrier ! si l’on en voulait à mes jours ! se dit-elle.

— Tant mieux ! c’est Dieu qui m’envoie la mort.

Et par un mouvement involontaire et irréfléchi, elle se retourna et fit quelques pas au-devant du poignard.

À son grand étonnement, l’homme au manteau s’éloigna d’un pas rapide. Elle poursuivit sa route et prit intrépidement une petite rue obscure et tortueuse qui conduisait directement à la porte dérobée du palais.

Là, elle aperçut encore quelqu’un qui semblait épier tous ses pas et tous ses mouvements. Ce n’était pas celui qu’elle avait déjà vu ; la taille n’était pas la même ; mais comme le premier, il se hâta de s’éloigner dès qu’il crut être remarqué.

Aïxa se trouvait près de la porte secrète qui conduisait aux appartements occupés autrefois par la reine, un corridor mystérieux et isolé, où personne ne passait, régnait derrière cet appartement : c’était celui par lequel la reine se rendait chez le roi.

Aïxa était entrée, la porte s’était refermée, elle avait franchi le seuil de la honte et de l’infamie. Elle comprit que tout était fini pour elle ; sa perte était désormais inévitable, rien ne pouvait la sauver.

En entrant, elle aperçut un homme qui semblait l’attendre. Elle tressaillit et voulut retourner en arrière. Ce n’était plus possible ; cet homme était le valet de confiance du roi, ce Latorre, vendu au duc d’Uzède et à la comtesse Altamira. Le roi lui donnait rarement de pareilles commissions, et celle-ci, toute nouvelle pour lui, le charmait fort ; il aurait vivement désiré connaître la beauté mystérieuse que Sa Majesté attendait ainsi à dix heures du soir, par curiosité d’abord, et puis pour en rendre compte à la comtesse Altamira, par qui ses rapports étaient chèrement payés.

Malheureusement, le voile épais qui couvrait les traits d’Aïxa ne lui laissait rien voir, et la discrétion du roi ne lui permettait aucune conjecture.

Tout ce qu’il put deviner, c’est que c’était un premier rendez-vous, car l’inconnue était tremblante et se soutenait à peine.

Senora, dit le valet de chambre d’un air de protection, le roi mon maître m’a chargé de vous conduire près de lui.

Aïxa restait à la même place, immobile comme une statue.

Latorre lui offrit alors gracieusement sa main, qu’elle repoussa du geste et sans la toucher.

À cet air de mépris, le valet s’inclina avec respect et se dit en lui-même :

— C’est une grande dame.

Il se contenta alors d’ouvrir la porte du corridor ! secret qui conduisait dans la chambre du roi ; il passa devant, tenant un flambeau à deux branches.

Il marchait lentement, car Aïxa avait peine à le suivre, et de peur de tomber, elle s’appuya contre les riches tapisseries qui décoraient la muraille.

Enfin ils arrivèrent à la porte de la chambre royale, et dans ce moment la pauvre jeune fille sentit son courage et ses forces prêtes à l’abandonner entièrement.

Par bonheur, il n’y avait personne.

— Senora, dit Latorre, le roi mon maître m’a chargé de vous dire qu’il voulait lui-même se trouver à votre arrivée, mais qu’à neuf heures et demie le grand inquisiteur et le duc de Lerma s’étaient présentés chez lui, qu’il n’avait pu, à son grand regret, refuser de les recevoir. C’était pour l’importante affaire que connaissait la senora, ce sont les propres paroles de Sa Majesté… Mais la senora peut être tranquille, a ajouté le roi : rien au monde ne le fera manquer à sa parole.

Aïxa lui fit signe de la main que cela suffisait et qu’elle n’avait pas besoin d’en savoir davantage.

— Très-bien, dit Latorre, la senora m’a compris… Je pense que Sa Majesté est encore avec messeigneurs de Lerma et de Sandoval ; mais la senora peut se rassurer, elle n’attendra pas longtemps. Le roi, je puis le lui dire, avait l’air tellement contrarié et il a reçu si mal le ministre et le grand inquisiteur lui-même, qu’ils ne tarderont pas, je pense, à prendre congé de Sa Majesté. Que la senora veuille bien s’asseoir.

Il lui montra de la main une ottomane et poursuivit d’un air complaisant :

— Je retourne près de Sa Majesté, dès qu’elle m’apercevra, je n’aurai besoin de rien dire : elle devinera,