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piquillo alliaga.

à ma vue seule, que la senora est arrivée et saura bien se défaire des importuns.

Latorre salua de nouveau et se retira par une petite porte cachée dans la draperie qui conduisait directement au cabinet du roi.

Quand Aïxa se vit seule dans la chambre du roi, soit que les propos respectueusement insolents de Latorre eussent rendu plus honteuses encore à ses yeux et sa démarche et sa situation, soit que l’approche du déshonneur l’eût épouvantée, elle sentit un profond mépris d’elle-même, et un dégoût affreux de la vie s’empara de son cœur.

— Non, non, je ne resterai pas ici ! s’écria-t-elle en se levant et en marchant dans la chambre, Fuyons ! je le puis encore !

Il n’était plus temps. Elle entendit des pas précipités. Elle poussa un cri, et dans son trouble, dans son effroi, elle tomba à genoux. Une porte venait de s’ouvrir.


LX.

l’enlèvement.

— Grâce ! grâce ! s’écria Aïxa d’une voix étouffée en étendant ses mains suppliantes.

— Que vois-je !.. une femme ici… à mes pieds ! dit une voix bien connue.

Aïxa leva les yeux.

La porte qui venait de s’ouvrir n’était pas la porte qui donnait sur le cabinet du roi, mais celle du corridor par où elle-même venait d’entrer.

— Piquillo ! s’écria-t-elle en poussant un cri horrible, et, succombant à la violence des émotions qu’elle venait coup sur coup d’éprouver, elle chancela, ferma les yeux et s’évanouit.

Alliaga courut à elle plus pâle que la mort ; et, la relevant, la soutenant dans ses bras.

— Aïxa, lui disait-il, toi, ma sœur… ici… à une pareille heure ! qui t’amène ?

La jeune fille ne pouvait répondre ; elle était toujours sans connaissance, la tête appuyée sur l’épaule de son frère… et celui-ci, éprouvé déjà par tant de tourments, en subissait un nouveau, inconnu jusqu’ici. Un soupçon horrible venait, comme un éclair, de luire à sa pensée ; un serpent s’était glissé jusqu’à son cœur et le déchirait de sa morsure, une sueur froide coulait de son front… et il cherchait vainement à s’expliquer le sentiment qui l’agitait.

— Il y a ici une trahison que je déjouerai, et malheur à ceux qui l’auront tramée ! Car c’est mon sang… c’est ma sœur !.. C’est à moi de défendre sa réputation et son honneur !

Voilà ce qu’il croyait se dire, et une autre voix lui criait :

— Ce n’est pas seulement ta sœur que tu veux défendre… c’est une autre qui t’est plus chère encore ; la fureur que tu éprouves… c’est de l’amour… c’est de la jalousie !..

— Et bien ! oui, s’écria-t-il avec rage !… jaloux… jaloux… je le suis : Aïxa, réponds-moi, dis-moi que c’est par force, par violence que l’on t’a attirée dans ces lieux… Me voilà pour te protéger… pour te soustraire à tes ennemis ; mais ce n’est pas de ton consentement, c’est malgré toi, n’est-ce pas, que tu es ainsi en leur pouvoir ?.. sinon, s’écriait-il avec rage, et fût-ce le roi lui-même…

En ce moment il entendit la voix du roi. Celui-ci sortait de son cabinet et traversait le vaste salon qui le séparait de sa chambre.

Le roi causait avec Latorre, et lui disait à voix haute avec impatience :

— Pourquoi ne pas dire à l’instant et devant eux que la personne que j’attendais était arrivée ? M’exposer à la faire attendre !

Plus de doute, Aïxa venait d’elle-même et pour le roi.

Dire ce qu’éprouva Piquillo est impossible. Dans l’espace de quelques secondes deux ou trois projets s’offrirent à sa pensée : il n’est pas bien sûr que l’un d’eux ne fût pas de tuer le roi ; mais avant tout il lui fallait enlever Aïxa, et sans calculer, sans réfléchir, sans se demander si ce qu’il voulait faire était exécutable, il saisit la jeune fille dans ses bras.

La colère et la jalousie doublèrent ses forces ; il s’élança dans le corridor qu’il venait de parcourir, s’arrêta un instant, referma la porte derrière lui, poussa le verrou, et reprit sa marche, emportant avec lui sa proie.

Une seconde après, la porte en face venait de s’ouvrir ; le roi s’était retourné, et de la main avait fait signe à Latorre de s’éloigner.

Le cœur palpitant de trouble et d’amour, il s’élança dans l’appartement où le bonheur l’attendait.

Cet appartement était désert, il n’y avait plus personne. Il regarda autour de lui et ne pouvait en croire ses yeux.

Nous n’essaierons point de peindre sa surprise, son inquiétude et son désespoir.

Pendant qu’il sonnait à briser toutes les sonnettes, pendant qu’il appelait et interrogeait Latorre, aussi étonné que Sa Majesté elle-même, Alliaga, la mort dans l’âme, le front couvert de sueur, n’avait point abandonné son fardeau ; il traversa dans l’obscurité le corridor, puis l’oratoire de la reine. Tout était silencieux et désert. La prudence du roi et les soins de Latorre avaient éloigné tout le monde. Ces appartements n’étaient pas même éclairés ; mais Alliaga les connaissait si bien qu’il pouvait s’y aventurer sans crainte.

Arrivé à l’oratoire, il entra dans l’appartement que lui-même avait longtemps occupé, et descendit par l’escalier dérobé qui conduisait hors du palais. C’était celui-là qu’Aïxa avait pris en arrivant.

Épuisé par la fatigue et plus encore par les émotions qu’il venait d’éprouver, Alliaga s’arrêta un instant et chercha à rassembler ses idées. Il fallait à tout prix sortir du palais. C’était là que le danger était le plus menaçant.

Par malheur Aïxa était toujours évanouie. Il avait bien pu la porter jusque-là ; mais à supposer qu’il eût la force d’arriver ainsi jusqu’à l’hôtel de Santarem, que ne dirait-on pas en voyant un moine, un dominicain traverser les rues de Madrid, emportant dans