Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/290

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
284
piquillo alliaga.

— Une simple pierre, mais cette pierre sera placée à Valence au milieu de tous les miens, et portera cette seule inscription : Et ego in Hispania ! (Et moi aussi je suis resté en Espagne !) Je tiens tant à cette inscription que, pour laisser à mes héritiers le droit de la graver sur ma tombe (et cela dépend de vous, monseigneur), je n’hésiterais pas à acheter ce droit de mon vivant et à le payer, s’il le fallait, un million de réaux.

— Y pensez-vous ? dit le duc en se récriant ; une pareille somme !…

— Est trop faible, sans doute, répondit le vieillard en feignant de se méprendre sur l’étonnement du ministre, et vous avez raison, elle doit être digne de celui à qui j’ose l’offrir, digne surtout du puissant ministre qui va sauver l’Espagne, et Votre Excellence me permettra bien d’élever cette somme jusqu’à deux millions de réaux. La reconnaissance sera encore au-dessous du bienfait !

— Mais ce n’est pas possible ! seigneur Albérique, c’est de la folie !

— Que voulez-vous, répondit froidement le vieillard, j’ai des goûts sédentaires, et je tiens à ne pas me déplacer.

Ils étaient seuls, personne ne les entendait. D’Albérique, en réservant cet argument pour le dernier, savait bien ce qu’il faisait, il avait frappé juste. Les raisonnements qui avaient précédé celui-ci revenaient alors avec bien plus de puissance et de clarté à l’esprit du duc ; aussi, convaincu en lui-même, mais n’osant pas le paraître, il répétait avec embarras :

— Quoi !.. vraiment, seigneur Albérique, vous voulez…

— Supplier Votre Excellence de faire mon bonheur et celui de l’Espagne par-dessus le marché ; oui, monseigneur, vous n’enlevez point au roi de fidèles sujets, au royaume des bras qui le nourrissent.

— Certainement ! dit le duc en hésitant, je n’avais point encore étudié la question sous ce point de vue ; j’ai, grâce au ciel, l’habitude de saisir assez promptement les affaires, et aux premiers mots que vous m’avez dits de celle-ci, j’ai embrassé d’un coup d’œil ses inconvénients et ses avantages. Je vous déclare, avec la franchise d’un homme d’État, que, pour ma part, mes idées se sont complétement modifiées, et s’il ne tenait qu’à moi…

— Quels que soient nos adversaires et leurs insistances, il sera facile à Votre Excellence d’en triompher. Tout doit céder devant l’intérêt et le salut de l’État et si quelqu’un osait résister à une raison pareille, ce ne serait plus nous, ce serait lui qui serait un ennemi du roi et du pays ; ce serait celui-là qu’il faudrait condamner et bannir !

— C’est possible, mais ce sont des personnages si puissants et si haut placés.

— J’ai beau regarder, je ne les vois point, répondit d’Albérique.

— Vous ne les voyez point ! s’écria vivement le ministre.

— Celui à qui je parle m’empêche de les voir. Son élévation est telle qu’elle domine tous les autres ; sa volonté suffit pour emporter la balance, et si j’étais de lui…

— Que feriez-vous ?

— Je serais charmé d’être seul de mon avis, pour avoir seul la gloire de sauver et d’enrichir l’Espagne.

— C’est une idée, dit le duc, et j’y songerai. Mais, continua-t-il lentement et en pesant sur chaque parole, si je prenais sur moi une pareille responsabilité, et si je me décidais enfin…

Albérique tressaillit de joie.

— Qui me répondrait de l’exécution des promesses que vous venez de me faire, car je stipule ici pour l’État ; c’est à moi de veiller à ses intérêts, et je ne puis m’engager sans garantie.

— D’abord, répondit froidement le vieillard, les deux millions de réaux dont je parlais tout à l’heure à Votre Excellence lui seront remis comptant, dès demain, par une personne de confiance.

— Quelle personne ? dit le ministre avec inquiétude.

— Frey Luis d’Alliaga, confesseur du roi, seul admis dans cette confidence, et par qui seul je désire correspondre avec vous.

— Très-bien, répondit le duc.

Et il se dit, en lui-même, avec joie et confiance :

— Alliaga est mêlé dans cette affaire ! C’est étonnant ! toutes les chances heureuses qui m’arrivent depuis quelque temps me viennent de lui. Et après ? continua-t-il à voix haute, et en se retournant vers Albérique.

Celui-ci répondit :

— Les douze millions de réaux que nous devons verser dans les caisses de l’État, seront payés avant huit jours par moi, et sans que vous ayez besoin d’aucun autre percepteur. Je pars ce soir, je vais trouver mes frères ; je leur annonce les bienveillantes intentions de Votre Excellence ! Tous s’empresseront d’acquitter la dette contractée en leur nom, et dont je suis responsable.

— Ah ! c’est vous qui en répondez ? dit le ministre étonné.

— Oui, Excellence… chacun vous dira que je le puis.

— Quoi ! vos biens suffiraient ?..

— Et audelà, répondit froidement le vieillard ; j’ai soixante-dix ans, Monseigneur, et il y en a soixante que je travaille. Quant à la flotte et aux soldats que nous nous engageons à équiper, et pour l’exécution de toutes nos autres promesses, moi, mon fils Yézid et quatre de nos frères, les chefs de nos plus riches familles, nous viendrons nous remettre, comme otages, entre vos mains, prêts à payer de nos têtes le premier manque de foi ou la première révolte.

Il y avait dans la parole du vieillard, dans ses yeux, dans son attitude, tant de dignité, de courage et de véritable dévouement, que le duc, entrainé par un ascendant irrésistible, peut-être aussi par un sentiment d’amour national, par une lueur de patriotisme qu’il n’est pas impossible de rencontrer chez un homme d’État, le duc s’écria avec chaleur :

— Je vous crois ! je vous crois ! seigneur d’Albérique !

— Votre Excellence accepte mes propositions et celles de mes frères ?

— C’est convenu.

— Vous me le jurez, monseigneur !

— Je vous le jure !