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piquillo alliaga.

Le vieillard serra la main du ministre et lui dit :

— Dieu vous a entendu, et bientôt l’Espagne va vous bénir !

Demain frey Alliaga sera chez Votre Excellence, et moi, dès ce soir, je pars.

Albérique courut à l’hôtel Santarem, où son fils l’attendait avec impatience. Il lui raconta dans les plus grands détails, et presque mot pour mot, la conversation qu’il venait d’avoir avec le duc de Lerma. Piquillo, qui ignorait les immenses ressources dont son père pouvait disposer, s’effraya d’abord des engagements que le généreux vieillard venait de prendre. Celui-ci lui prouva qu’il lui était facile de les acquitter ; qu’il venait, au prix d’une partie de ses trésors, d’acheter le repos, l’avenir de ses frères, et de leur donner à jamais une patrie. On ne pouvait payer trop cher de pareils résultats.

D’ailleurs le Maure était lui-même un financier trop habile, pour ne pas comprendre, ainsi que ses frères, que les nouveaux impôts dont ils offraient de se charger seraient chaque année couverts et au delà par l’extension immense qu’allaient prendre en Espagne l’industrie, le commerce et l’agriculture, dont ils avaient presque le monopole. Jamais spéculation n’avait été ni meilleure, ni plus noble. En échange de son adoption, ils forçaient leur nouvelle patrie à devenir riche, puissante et heureuse.

Aussi, certain désormais du succès de sa cause, Albérique partit le soir même, pour aller porter lui-même à Valence, à Murcie et à Grenade, ces heureuses nouvelles, tandis que Pedralvi allait parcourir par ses ordres les deux Castilles, l’Aragon et la Catalogne.

C’étaient les provinces habitées spécialement par les Maures, et d’Albérique connaissait si bien la population et les ressources de chaque ville, de chaque village, de chaque campagne, que la répartition faite par lui fut sur-le-champ adoptée. Dès les premiers jours chacun accourait avec empressement apporter sa part de l’impôt pour son rachat et celui de ses frères, et jamais contribution aussi énorme ne fut acquittée avec plus de facilité et plus de joie.

Albérique, avant son départ, avait remis à Alliaga les deux millions de réaux promis au duc de Lerma. Il les lui avait donnés en traites, non-seulement sur Barcelone et Cadix, mais sur Venise et Constantinople, sur Londres, Marseille et Amsterdam.

Muni de ces valeurs, Alliaga se rendit le lendemain chez le duc de Lerma.

Toutes les portes lui furent ouvertes, et le domestique de confiance le conduisit, non pas dans le cabinet, mais dans la chambre même du duc, en le priant de vouloir bien attendre.

Le ministre était en conférence secrète au palais du saint-office avec son frère Bernard de Sandoval.

— J’attendrai, dit Alliaga.

Il venait de s’asseoir, et se releva tout à coup à la vue d’un riche tableau placé en face de lui ; c’était le portrait d’un jeune homme de vingt à vingt-cinq ans qui lui fit jeter un cri de surprise.

Ce portrait était celui d’un moine, et ce moine ressemblait exactement à Piquillo. Il détourna un instant les yeux de cette peinture et se rencontra encore face à face avec elle dans une grande glace de Venise, devant laquelle il se regardait.

Étonné d’un pareil hasard, il rappela le domestique au moment où celui-ci allait s’éloigner.

— Quel est ce portrait ? lui dit-il.

— Celui du fils de monseigneur.

— Comment, c’est là le duc d’Uzède ?

— Oui, mon révérend ; peint à vingt-cinq ans par le peintre du roi, Pantoja de la Cruz.

— Pourquoi est-il en moine ?

— Comment, mon révérend, vous ne savez pas cela ?

— Eh non ! puisque je vous le demande.

— C’est l’usage à Madrid et dans toute l’Espagne : chaque enfant de grande maison est, au moment de sa naissance, affilié à quelque confrérie. Le duc d’Uzède l’a été à celle des dominicains, et il s’était fait peindre sous leur costume pour faire plaisir à son oncle Sandoval, à qui ce portrait était destiné ; mais le duc de Lerma a voulu le garder chez lui, dans sa chambre à coucher.

— Je comprends alors, dit Alliaga, pourquoi le duc d’Uzède est habillé comme moi.

— C’est vrai, dit le domestique en levant les yeux sur Alliaga, c’est exactement le même costume…

Il poussa tout à coup un cri, s’arrêta et dit en tremblant :

— Ah ! mon Dieu ! et la même figure… On dirait que c’est le portrait qui marche… et qui parle. Qu’est-ce que cela veut dire ?

— Rien, dit Alliaga en s’efforcant de sourire, un jeu du hasard… tous les moines se ressemblent… Laissez-moi.

Le valet se retira tout interdit, regardant plusieurs fois encore le moine et le portrait.

Cet incident avait jeté Alliaga dans un trouble inexprimable.

Cette ressemblance est donc bien réelle, se dit-il, je ne suis pas le seul qui l’ait rêvée, puisque ce valet l’a remarqué ainsi que moi.

Alors ses anciens doutes se réveillèrent dans sa pensée, et un affreux désespoir s’empara de lui. Les yeux fixés sur ce portrait, il se disait avec rage :

— Si je dois la vie à cet homme que je déteste, si ce sang odieux est le mien, il m’était donc permis d’aimer Aïxa. Je pouvais donc sans crime réclamer son amour !

En parlant ainsi, il laissa tomber sa tête sur sa poitrine où tant d’amour brûlait encore, où le feu couvait toujours caché sous la cendre ; il aperçut alors sa robe de moine, cet autre signe d’esclavage, cet obstacle éternel élevé entre lui et Aïxa, et il maudit de nouveau les auteurs de sa perte. En ce moment parut le duc de Lerma.


LXII.

l’édit.

Alliaga s’empressa de cacher son trouble ; mais le duc l’avait remarqué et lui en demanda la cause.

— Je pensais, répondit-il en balbutiant, à nos ennemis communs, au père Jérôme, à Escobar.