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piquillo alliaga.

— Non pas ! nous ne consentirons jamais à ce que des capitaux aussi considérables sortent du royaume.

— À la bonne heure !

— Suivez alors le raisonnement de Sandoval : puisqu’ils nous offrent une part dans ces immenses richesses, c’est qu’ils les ont, c’est qu’ils les possèdent.

— Sans contredit.

— Eh bien ! en insérant dans l’édit de bannissement un article ainsi conçu : Les Maures seront expulsés du royaume, et leurs biens confisqués au profit de l’État…

— Que dites-vous ! s’écria Alliaga avec indignation.

— Je dis qu’on leur défendra, sous peine de mort, de rien emporter avec eux. C’est la rédaction que propose Sandoval, et qui concilie tout. Les Maures sont chassés, mais leurs trésors nous restent. Qu’en dites-vous ?

— Je dis, monseigneur, s’écria Piquillo d’une voix tonnante, que c’est une infamie… et que l’auteur d’une telle proposition doit être voué à l’exécration de l’Europe et de la postérité !

La foudre serait tombée en ce moment, que le duc eût été moins effrayé et moins surpris que de ce qu’il venait d’entendre.

— Quoi ! balbutia-t-il d’une voix tremblante, c’est vous, frey Alliaga, qui parlez ainsi… vous ? que nous avons placé près de Sa Majesté !.. vous, sur lequel nous comptions !

— Vous pouvez y compter encore, monseigneur, si vous le voulez ! cela dépend de vous ! Repoussez les infâmes suggestions de votre frère… Renoncez à votre chapeau de cardinal, plutôt qu’à votre honneur, exécutez vos promesses ! déclarez, dans un édit que nous allons faire signer au roi, que les Maures seront traités désormais comme les autres sujets de l’Espagne, et je redeviens à l’instant ce que j’étais tout à l’heure, fidèle à Votre Excellence, dévoué à vos projets… et prêt à les seconder.

— Je ne le puis, je ne le puis ! j’ai accepté, j’ai promis. Le légat du pape a reçu mes serments.

— Le pape lui-même, reprit Alliaga avec sa brutale franchise, ne peut ordonner le parjure, et vous avez promis hier à Albérique ! Le pape lui-même ne peut approuver ce que flétriraient toutes les lois divines et humaines.

— Que voulez-vous dire ?

— L’exil qu’on vous propose est une injustice ! et la confiscation un vol…

— Mon frère, mon frère, s’écria le duc alarmé, je ne reconnais là ni votre rectitude de jugement, ni votre raison ordinaire ; ce qui serait mal pour un particulier, ne l’est pas pour un ministre ! La politique l’excuse et permet bien des choses, et quand vous aurez réfléchi…

— Mes réflexions sont faites, je cours chez le roi.

— Quel est votre projet ?

— De lui dire la vérité, de l’éclairer sur ses vrais intérêts, ceux de l’Espagne.

— Telle n’est pas votre mission ; je ne vous ai placé près de Sa Majesté que comme directeur de sa conscience.

— Et vous croyez qu’il n’y a aucun rapport entre le malheur du peuple et la conscience d’un roi ! Je désire, monseigneur, que la vôtre ne vous reproche rien ; cela vous regarde, je n’en suis pas chargé ; mais si vous préparez des remords au roi, mon devoir, à moi, c’est de les lui épargner, et j’y cours de ce pas.

— Vous n’irez pas ! dit le ministre en se plaçant devant lui ; il est en ce moment avec le grand inquisiteur et le légat du pape.

— J’irai. Je puis entrer à toute heure… je connais mes droits, et j’en userai.

— Eh bien ! s’écria le ministre, si vous parlez contre nous, si vous mettez obstacle à nos projets, rappelez-vous que la main qui vous a élevé saura bien vous renverser.

— Monseigneur, répondit Alliaga, je n’ai point demandé le poste où vous m’avez placé ; mais, en l’acceptant, j’ai promis d’en remplir tous les devoirs, et je le fais. Votre Excellence peut-elle en dire autant ? Je le lui demande.

— Pour m’interroger ainsi, s’écria le duc avec hauteur, oubliez-vous donc que vous me devez tout ?

— Et j’ai payé mes dettes, répondit Alliaga, vous en êtes convenu vous-même. Oui, poursuivit-il avec chaleur, j’ai pris parti pour vous contre l’étranger : c’était le devoir d’un Espagnol. J’ai pris parti pour vous contre un fils qui trahissait son père : c’était le devoir d’un honnête homme. Mais ici, monseigneur, cesse notre alliance. Je n’en veux plus avoir avec un homme qui trahit son pays et son roi.

— Cette parole vous coûtera cher ! s’écria le duc.

— Je sais que votre colère est redoutable, monseigneur. Tout vous cède, tout vous obéit. Vous avez le droit de tout tenter, de tout oser, même la tyrannie et l’injustice ! En un mot, vous êtes au faîte de la puissance ; mais n’oubliez pas que les arbres les plus élevés sont les premiers frappés de la foudre !

— Est-ce là votre espoir ?

— Vous l’avez dit. Vous m’avez reproché souvent d’ignorer l’ambition. Eh bien ! puisque vous m’y forcez, je ferai connaissance avec elle, non pour m’élever, Mais pour vous abattre !

Et il sortit.

Le duc le suivit quelque temps des yeux avec inquiétude et se dit :

— Il est confesseur du roi, par moi ! c’est une faute !

Puis un sourire de satisfaction et de sécurité vint éclairer sa physionomie.

— Oui, mais je suis cardinal ! on pouvait renverser le duc de Lerma, on ne renverse pas un cardinal ; on ne se brouille pas avec la cour de Rome, avec l’inquisition, avec un homme qui tient dans sa main toutes les destinées du royaume ! le roi le voudrait maintenant qu’il ne l’oserait pas, et quant à frey Luis Alliaga, que peut-il faire ? s’allier avec mes ennemis, le père Jérôme, Escobar, la Compagnie de Jésus et même avec mon fils ! tant mieux ! qu’ils se réunissent, je les atteindrai tous ensemble et du même coup.

Alliaga, cependant, s’était rendu en toute hâte au palais du roi.

Depuis le départ d’Aïxa, celui-ci n’avait pas dormi. Il était en proie à une incertitude et à des tourments d’autant plus grands qu’il n’osait se confier à personne.