Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/292

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
286
piquillo alliaga.

— À merveille, dit le duc ; nous nous en occuperons bientôt, et c’est par la main de leur complice, c’est par d’Uzède lui-même que je veux les punir et vous venger.

— Moi, monseigneur, je n’en demande pas tant.

— Et nous, nous vous devons bien cela, frère Luis Alliaga ; nous le disions tout à l’heure encore avec mon frère Sandoval ; aucun de ceux que nous avons gorgés d’or ou comblés de bienfaits ne nous a rendu autant de services que vous.

— En quoi donc, monseigneur ?

— N’est-ce pas vous qui m’avez prévenu de la trahison de d’Uzède mon fils et de ses complots avec Altamira et les pères de Jésus ? N’est-ce pas vous qui nous avez appris le premier la ligue du roi Henri et de la France contre l’Espagne ? N’est-ce pas vous enfin qui dernièrement nous avez sauvés du plus grand de tous les dangers ?

— Vous vous exagérez mes services, monseigneur.

— Non, nous ne savions plus à quel moyen avoir recours. Le roi était sourd aux observations du grand inquisiteur et aux miennes. Il était évident qu’Aïxa déciderait seule, désormais, des destinées du royaume, car Philippe ne voulait plus se guider que par les avis de la favorite ; c’est comme je vous le dis, mon frère, notre roi en perd la tête.

— En vérité ! répondit Piquillo en essayant de sourire.

— Et comme nous insistions, il nous avait quittés sans daigner nous répondre. Il nous avait laissés dans son cabinet et venait de s’élancer dans sa chambre, où la duchesse de Santarem l’attendait ! C’en était fait de nous, lorsque par une résolution audacieuse, par un coup de main intrépide et que je ne puis m’expliquer encore, vous l’avez enlevée.

— Qui vous l’a dit ?

— Nos affidés… ceux même que j’avais chargés de surveiller toutes les démarches de la duchesse et qui l’avaient suivie depuis l’hôtel de Santarem jusqu’à la porte du palais, sans oser tenter ce que vous avez si heureusement exécuté.

— J’avais, en agissant ainsi, monseigneur, dit Piquillo avec embarras, mon projet, mes idées, dont je n’ai pas cru devoir vous prévenir.

— Nous ne vous en faisons pas un reproche, s’écria vivement le duc ; dans cette affaire, comme dans les autres, vous ne dites rien, je le sais, mais vous agissez, cela vaut mieux. C’est comme dans celle pour laquelle vous venez aujourd’hui.

— Je vous apporte les deux millions de réaux…

— Je le sais.

— Que Delascar d’Albérique m’a dit de vous remettre.

— Je le sais, répéta le duc à demi-voix, et vous êtes trop notre ami, vous nous êtes trop dévoué pour vous rien cacher de cette affaire, dont vous devez partager toutes les chances avec nous.

— Je ne veux rien… je ne demande rien ! s’écria vivement Alliaga. À vous seul la gloire et la récompense d’une si noble entreprise.

— C’est ce que nous n’entendons point !… d’autant que chaque jour, à chaque instant, et par votre position auprès du roi, nous aurons besoin de vous. Nous ne pouvons rien sans votre concours.

— Il vous est acquis.

— Je le sais.

— Je suis prêt à vous seconder de tout mon pouvoir dans la tâche que vous avez entreprise… et qui maintenant, je l’espère, n’offre plus de difficultés.

— Au contraire ! de très-grandes. Cela devient plus compliqué que jamais.

— Comment cela ?

— Je vous dis tout à vous, parce que vous êtes non-seulement un homme d’exécution… mais un homme de bon conseil… J’ai promis à ce Delascar d’Albérique…

— Vous lui avez juré ! monseigneur.

— Je le sais bien.

— Il y compte.

— Et c’est bien là ce qui m’embarrasse.

— En quoi donc ? le traité qu’il propose est moins avantageux encore pour lui… que pour vous… et pour le pays !

— Certainement ! Aussi je ne demandais pas mieux que de l’exécuter… je le voulais même ; mais j’en ai parlé… à mon frère Sandoval, tout à l’heure, au palais de l’inquisition.

— Eh bien ! qu’est-il arrivé ?

— Ce qui est arrivé… dit le duc à demi-voix… le chapeau de cardinal pour moi !

— Pour vous, monseigneur !

— Oui, sans doute, la cour de Rome, qui me l’avait promis, me l’envoie… et quand le Vatican tient ses promesses, comment ne pas tenir les miennes ?

— Et celles que vous avez faites au Maure Delascar d’Albérique ?

— C’est vrai !.. mais vous comprenez, mon frère, qu’entre un Maure et le pape… on ne peut pas hésiter. C’est ce que m’a dit Sandoval ; c’est ce que le conseil suprême de l’inquisition n’a cessé de me répéter… C’est tromper Sa Sainteté, c’est manquer au serment que je lui ai fait ; c’est extorquer un chapeau de cardinal ; il y a de quoi me faire mettre au ban de la chrétienté… Il y va de mon avenir et de mon salut !

— Et l’avenir et le salut de l’Espagne, que l’expulsion des Maures doit ruiner à jamais ! et la prospérité que vous lui enlevez, et les richesses qui étaient promises !.. que dis-je ! assurées au pays et à vous !

— Et voilà justement, s’écria le duc, le point de la question. Il faudrait concilier tout cela, et Sandoval à trouvé un moyen.

— Lequel ?

— C’est là-dessus que je veux vous consulter, mon frère : d’abord pour avoir votre avis, ensuite pour que vous déterminiez le roi à l’adopter, dans le cas où il y aurait de sa part des indécisions, des hésitations qu’il n’avait jamais autrefois, et qui maintenant ne sont que trop fréquentes.

— Quel est ce moyen ? dit Alliaga.

— Le voici : les Maures nous font des propositions incroyables, fabuleuses !

— Je les connais.

— Ils nous offrent des sommes énormes.

— Et vous les refusez.