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piquillo alliaga.

défendre l’honneur de son souverain, déclara que le roi d’Espagne, obligé, dans l’intérêt de la foi, à une mesure dont lui-même déplorait la rigueur, ne demandait pas mieux que de chercher les moyens de l’adoucir.

Alliaga proposa alors, pour que les campagnes et les travaux ne fussent pas en même temps et complétement abandonnés, qu’il fût permis à une certaine partie de la population proscrite de rester en Espagne ; que l’on choisit dix familles sur cent pour enseigner aux chrétiens les procédés que les Maures avaient portés à un si haut degré de perfection, la culture des mûriers, les manufactures de soieries, le raffinage des sucres, la conservation des magasins à riz, l’entretien des canaux et des aqueducs, et tous les arts enfin dont eux seuls étaient alors possesseurs.

Les barons de Valence, Fernand et le roi lui-même, avaient trop d’intérêt à ce que certaines personnes ne fussent pas exilées et restassent en Espagne, pour que cette mesure ne fût pas adoptée sur-le-champ.

Fernand d’Albayda, nous n’avons pas besoin de le dire, avait revu à Valence la duchesse de Santarem ; il avait appris par elle les scènes que nous avons décrites plus haut, et heureux de l’idée qu’Aïxa et Yézid lui seraient conservés, il repartit le soir même pour Valence.

Dans l’égoïsme naturel aux amants, le plus grand de tous les malheurs, pour lui, était la perte ou l’éloignement de celle qu’il aimait. Rassuré sur ce point, le reste n’était plus rien, et tout en franchissant la distance, il se répétait en lui-même : Maintenant pour moi, plus de craintes, plus d’obstacle ; Aïxa ne peut plus m’empêcher de lui offrir ma main et ma fortune… Le malheur même dont les siens sont menacés va, grâce au ciel, me donner le droit de la défendre et de la protéger.


LXIV.

l’embarquement.

Ainsi que nous l’avons dit, le grand inquisiteur et Ribeira n’avaient point perdu de temps pour la publication de l’ordonnance. Le jour même où l’édit venait d’être signé, il avait été expédié et répandu dans toute l’Espagne, et quand la nouvelle en arriva à Valence, toutes les mesures étaient déjà prises depuis longtemps pour son exécution.

On avait ordonné secrètement à tous les commandants des forces navales, dans tous les ports d’Espagne, de Portugal et d’Italie, de recevoir à bord de leurs vaisseaux un certain nombre de troupes, et de se rendre tous à la même époque à Alicante, à Denia et dans tous les ports situés sur la côte du royaume de Valence.

En même temps, don Augustin Mexia, homme dur et inflexible, officier d’une grande expérience, et gouverneur de la ville d’Anvers, se rendit à Valence auprès du vice-roi, le marquis de Cazerena, neveu du duc de Lerma, pour s’entendre avec lui, et prendre, en cas de révolte, les mesures nécessaires.

Toutes les forces dont nous venons de parler étaient arrivées depuis une semaine environ en vue de Valence ; et le matin même du jour où l’ordonnance devait se publier, les troupes de débarquement et les régiments venus de Castille et de l’Andalousie entrèrent en même temps dans la ville.

D’Albérique Delascar, qui était à Grenade, avait reçu un exprès envoyé par Piquillo. Celui-ci lui racontait son entrevue avec le duc de Lerma, et le vieillard épouvanté, comprenant qu’il n’y avait ni foi ni honneur chez leurs ennemis, s’était hâté de revenir à Valence, où régnaient déjà la consternation et le deuil. Les boutiques et les croisées étaient closes, et tous les travaux abandonnés. Des groupes se formaient dans les rues ; des ouvriers aux mains noircies, des laboureurs aux fronts basanés, regardaient le ciel avec indignation, et semblaient lui demander la justice et l’appui que la terre leur refusait. Des femmes et des enfants pleuraient ensemble, et les soldats, chargés de dissiper les rassemblements, les dispersaient le sabre à la main, ou les foulaient sous les pieds des chevaux.

— Nous n’avons plus de patrie ! s’écriait cette multitude éplorée ; nous n’avons plus d’asile ! on nous bannit de la terre que nous avons cultivée et enrichie ; on ne nous laisse rien, pas même le fruit de nos travaux ! C’est là la reconnaissance et la justice des chrétiens !

Telle était la situation de la ville, lorsque d’Albérique entra dans le vaste et somptueux hôtel qu’il habitait vis-à-vis du gouverneur.

Yézid et Aïxa vinrent au-devant du vieillard. La douleur était empreinte sur leurs traits. Les principaux chefs des familles maures s’étaient déjà réunis chez celui qu’ils regardaient comme leur protecteur et leur père. À chaque instant la foule augmentait, et quand Delascar parut, tous étendirent les bras vers lui. Les femmes se mettaient à genoux et lui présentaient leurs enfants en lui disant : Sauvez-les !

— Mes frères, mes frères, s’écriait le vieillard, si notre malheur est grand, que notre courage soit plus grand encore !

— Comment nous soustraire à ce désastre ?

— Je l’ignore ; mais je viens le partager.

Ces mots, et plus encore la vue du vieillard, avaient ramené un peu de calme dans l’assemblée.

— Partons ! s’écriaient les principaux chefs ; ne demandons à nos ennemis ni grâce ni délai ! Emportons avec nous la prospérité qu’ils nous devaient ! que ce soit là notre vengeance !

Mais à cette idée les femmes s’abandonnaient au désespoir et versaient des torrents de larmes en pensant à tous les maux qui les menaçaient dans l’exil et dans la traversée.

Non-seulement il fallait renoncer aux riches et belles campagnes de Valence et dire un éternel adieu à leur pays natal, mais elles ignoraient ce qu’on voulait faire d’elles ; elles tremblaient d’être égorgées, elles et leurs enfants, dès qu’elles seraient à bord des vaisseaux préparés pour les transporter en pays étranger.