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piquillo alliaga.

— Ce n’est pas là, mon père, ce que je vous demande ; croyez-vous, par de bonnes œuvres ou par des dons pieux, racheter un pareil péché, ou bien y a-t-il, ipso facto, comme disait le frère Gaspard de Cordova, damnation éternelle, sans rémission… le croyez-vous ?

— Non, sire, je ne le crois pas !

— Est-il possible ! s’écria le roi avec joie, Dieu n’en serait pas offensé ?

— Les hommes le seraient sans doute, répondit Alliaga ; mais non pas Dieu.

— Dieu pardonnerait ! dit le roi, tout tremblant d’émotion.

— Je vous l’atteste, sire.

— Et si celui qui veut épouser une Maure… était un roi ?

— Il n’y aurait aucune différence.

— En vérité !

— Ce serait exactement la même chose aux yeux du ciel.

— Ainsi, vous ne craindriez pas, mon père, de me donner l’absolution d’un pareil péché ?

— À l’instant même.

— Et vous en prendriez sur vous toute la responsabilité ?

— Sans hésiter ! Aux yeux de Dieu, sire, de Dieu seulement !

— C’est là l’important.

— Mais pour ce qui regarde vos sujets, je ne répondrais de rien.

— Cependant, dit le roi, si par cette union une hérétique devenait chrétienne, si elle était baptisée ! ce serait là un triomphe de la foi ; ce serait une âme sauvée, et Rome elle-même, au lieu de blâme, me devrait des louanges.

— Mais la personne dont vous parlez consentirait-elle, même pour une couronne, à changer de croyance ?

— Ce serait à vous, alors, mon père, à la décider.

— À moi, sire !

— Qui pourrait y parvenir si ce n’est vous, Alliaga, dont l’influence et le zèle…

— Jamais, sire, jamais ! s’écria Piquillo avec un sentiment de colère qu’il ne pouvait maîtriser.

— Et pourquoi ?

— Pourquoi, sire ? parce qu’on m’accuserait d’avoir employé à mon élévation et à celle de ma sœur la position que j’occupe auprès de Votre Majesté et la confiance dont elle m’honore.

— Vains scrupules ! dit le roi ; nous y reviendrons ; nous en parlerons plus tard.

Le roi se remit de nouveau à rêver, et son compagnon en fit autant. Honteux du mouvement de dépit qu’il avait éprouvé d’abord, il chercha avec force et courage à éloigner les idées qui malgré lui revenaient toujours l’assaillir, et lorsque enfin il y fut parvenu, lorsque, maître de son trouble, il lui fut possible d’envisager avec sang-froid l’étrange et inconcevable proposition qu’on venait de lui faire, il commença à comprendre que jamais la fortune ne lui offrirait pour d’Albérique et les siens d’occasion plus honorable et plus belle d’exécuter ses desseins. Ces Maures qu’on voulait abattre se relevaient plus glorieux que jamais. C’était assurer non-seulement leur retour, mais une alliance éternelle entre la race des vainqueurs et celle des vaincus, et ce caprice inouï de l’amour pouvait être justifié jusqu’à un certain point, par les raisonnements d’une saine et généreuse politique.

Restait à savoir si la duchesse de Santarem approuverait un pareil projet ; mais si, pour sauver son père et ses frères, elle n’avait pas reculé devant le sacrifice de son honneur et de ses jours, pouvait-elle refuser leur salut qu’on lui offrait de nouveau, non pas cette fois au prix de l’infamie, mais au prix d’un trône ? Quels que fussent ses sentiments secrets, elle ne devait pas hésiter, et quant à Piquillo, tout en sentant gronder encore au fond de son cœur un reste de colère contre ce mariage, il lui semblait qu’il serait moins malheureux de voir Aïxa reine malgré elle, que marquise d’Albayda de son plein gré.

Le roi et son confesseur étaient encore préoccupés de ces idées, quand le carrosse royal entra à Madrid et s’arrêta sous le vestibule du palais de Buen-Retiro.

Dès le lendemain, le duc de Lerma, inquiet d’un si prompt retour, se hâta d’accourir. Le roi s’était renfermé et écrivait… à qui ?.. à Aïxa sans doute, et dans le salon qui précédait le cabinet de Sa Majesté, salon particulier où personne ne pénétrait, le ministre aperçut un homme assis et plongé dans une profonde rêverie.

C’était Piquillo.

Celui-ci, au bruit de la porte qui s’ouvrait, leva la tête et vit devant lui le cardinal-duc : c’était ainsi que le ministre se faisait alors appeler.

— Eh bien, seigneur Alliaga, lui dit-il avec un sourire dédaigneux, comprenez-vous maintenant qu’il eût mieux valu pour vous rester dans nos rangs et nous demeurer fidèle ? Vous vouliez empêcher cet édit et il a été obtenu, signé et publié. Vous vouliez le faire révoquer, et il a été exécuté, sans bruit, sans révolte, sans la moindre résistance. En voici la nouvelle que je reçois à l’instant. L’archevêque de Valence et le vice-roi Cazarera, mon neveu, m’envoient à ce sujet des détails dont je m’empresse de faire part à Sa Majesté.

— Monseigneur répondit froidement Alliaga, Votre Éminence l’emporte, mais si un pareil triomphe restait impuni, il n’y aurait plus de justice sur terre, et grâce au ciel, il y en a une.

— Que voulez-vous dire ? s’écria le cardinal avec hauteur.

— Que j’ai confiance en ses décrets et que je les attends. Heureux si je puis en être l’organe ou l’instrument !

— Vous ! répondit le duc en le regardant avec mépris ; vous, me renverser, frère Alliaga ! Songez donc que, même en tombant, je vous écraserais dans ma chute.

— Et moi, monseigneur, même à cette condition-là, j’accepte.

Le roi sortit en ce moment de son cabinet.

À la vue d’Alliaga, il courut à lui d’un air ouvert et joyeux ; mais apercevant le cardinal-duc, il s’arrêta, et sa figure devint sombre et sévère.

Il s’assit, Piquillo resta debout, et le duc, sans attendre l’invitation du roi, prit un fauteuil et resta couvert.

Sa nouvelle dignité lui donnait ce privilége.