Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/305

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
299
piquillo alliaga.

Le roi fit un geste de surprise, puis se remit, et dit froidement :

— C’est juste, monsieur le cardinal, Votre Éminence est dans son droit.

Puis se retournant vers Piquillo d’un air gracieux :

— Asseyez-vous, mon frère, lui dit-il.

— Je viens, sire, dit gravement le ministre, rendre compte à Votre Majesté de l’exécution de ses ordres. Le royaume entier bénit son souverain, et de tous les côtés éclatent des transports d’amour et de reconnaissance.

Le roi pâlit, et interrompant le ministre, lui dit brusquement :

— Bien, bien, j’ai reçu à Valladolid les plaintes des barons de Valence, ils m’ont parlé de leur désespoir et de leur ruine.

— Les plaintes de quelques séditieux n’empêchent point l’ordre et la paix de régner sur tous les points du royaume.

— Je viens d’apprendre, dit froidement Piquillo, que toutes les montagnes de l’Albarracin et les campagnes environnantes sont déjà soulevées et que trente mille Maures viennent de prendre les armes.

— En vérité ! dit le roi, et vous l’ignoriez, monsieur le cardinal ?

— Je le savais, sire.

— Et vous ne m’en parliez pas !

— Pour ne point inquiéter Votre Majesté. Augustin de Mexia, l’ancien gouverneur d’Anvers, actuellement à Valence, marche contre eux avec toutes les forces que nous avions rassemblées ; il a sous ses ordres deux chefs expérimentés : Alvar de Gusman et don Fernand d’Albayda.

— Fernand ! s’écria Piquillo avec surprise.

— Il doit aujourd’hui même, d’après mes ordres, sortir de Cuença pour se diriger vers les montagnes, et bientôt les rebelles seront dissipés ou exterminés. L’important était que les ordres de Votre Majesté, que l’édit signé par elle reçût sa pleine et entière exécution. Mon frère Sandoval, le grand inquisiteur, a quitté Madrid dès hier, avant l’arrivée de Votre Majesté. Il parcourt les deux Castilles, l’Estramadure, Murcie et Grenade, et bientôt il n’y aura plus un seul Maure en Espagne. Quant à ceux de Valence, ils voguent en ce moment vers Tanger et Oran, car je puis vous annoncer avec satisfaction que tous ont été embarqués.

— Tous ? dit le roi.

— Oui, sire.

— Excepté les familles à qui nous avons donné l’autorisation de demeurer en Espagne ?

— Pardon, sire, dit le ministre en regardant Piquillo. J’ignore qui aurait pu donner au roi un semblable conseil. Ce ne pouvait être qu’un ennemi de sa gloire. C’était détruire en partie son pieux ouvrage et de plus exposer la majesté royale au mépris des infidèles.

— Qu’est-ce à dire ?

— Qu’ils ont tous dédaigné et repoussé votre clémence. Aucun d’eux n’a voulu séparer son sort de celui de ses frères.

Piquillo poussa un cri de surprise et d’admiration.

— Et Albérique ? s’écria le roi.

— Il est parti, sire.

— Et la duchesse de Santarem, sa fille ?

— Partie avec lui.

Le roi resta anéanti. Puis jetant sur son ministre un regard de colère :

— Vous allez expédier à l’instant, à l’instant même, à Valence, un courrier qui voyagera jour et nuit, et qui portera au vice-roi, au marquis de Cazarera, votre neveu, l’ordre de faire partir le meilleur voilier de notre flotte. Il rejoindra, il ramènera sur-le-champ la duchesse de Santarem. Si avant huit jours elle n’est pas de retour en Espagne, le marquis votre neveu n’est plus vice-roi de Valence.

— Mais, sire…

— Vous le ferez arrêter et conduire ici, à Madrid, où il aura à rendre compte de sa conduite.

— Il faut cependant, s’écria le duc avec colère et en regardant le jeune confesseur, il faut que j’apprenne ici aux serviteurs de Votre Majesté…

— À obéir au roi, répondit respectueusement Alliaga ; c’est ce que je ferai toujours, et c’est ce que fera Votre Éminence !

— Frère Luis a raison, reprit le roi, enchanté de voir humilier son ministre ; qu’il soit fait ainsi que je l’ai dit. Vous l’entendez, monsieur le cardinal.

Le roi sortit avec Piquillo, et laissa le duc stupéfait de cette énergie inaccoutumée. Sa Majesté ne l’avait jamais, il est vrai, que quand il s’agissait d’Aïxa.

— Le frère Luis Alliaga aurait-il raison ? se dit le ministre avec un peu de crainte.

Dans le doute, il se hâta d’obéir.

Un courrier expédié par lui partit à l’instant pour Valence, et il se rendit le soir au palais pour apprendre au roi que ses ordres étaient exécutés.

Le roi ne le reçut pas.

Le lendemain, il se présenta de nouveau, le roi était avec son confesseur et ne recevait personne. Le surlendemain, le frère Luis Alliaga partit pour une mission secrète, dont le roi ne jugea même pas à propos de prévenir son ministre. Dans la journée Escobar et le père Jérôme se rendirent chez le duc d’Uzède, et le duc d’Uzède passa la soirée entière au palais, sans que le cardinal-duc eût été appelé.

Pour le coup, le ministre commença à s’effrayer, et d’autres causes encore ajoutaient à ses inquiétudes. Depuis l’édit qui bannissait les Maures du royaume, les calomnies contre le duc de Lerma avaient redoublé avec une nouvelle force. Il était prouvé maintenant, disait-on, que c’était pour arriver à ce but que le cardinal-duc et Sandoval s’étaient défaits de la reine ; elle seule s’opposait à leurs desseins ; sa mort leur était nécessaire, et ils n’avaient point reculé devant ce crime.

Mille détails, amplifiés par la rumeur publique, venaient à l’appui de ces calomnies ; elles étaient passées à l’état de chose jugée et de faits constants. On les regardait comme tels dans les hautes classes ; mais chacun s’abstenait, par égard pour le ministre ou par prudence pour soi, d’en parler hautement.

Parmi le peuple on avait moins de politesse ou de réserve : on désignait partout le duc et, ce qui était plus hardi encore, le grand inquisiteur lui-même, comme les assassins de la reine. À Burgos et à Oviédo on avait, dans le désordre d’une fête publique, brûlé