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piquillo alliaga.

— Voilà justement, dit Uzède avec embarras, ce dont je voulais que vous fussiez prévenu.

— Vous vous êtes peu hâté, monseigneur, car nous en étions déjà instruits.

— Que voulez-vous ! mon père, dit Uzède, déconcerté dès la première attaque… Que voulez-vous ! les mauvaises nouvelles s’apprennent toujours assez vite. Eh bien, oui, je ne peux vous cacher qu’hier dans le conseil… et au moment où l’on s’y attendait le moins, le cardinal-duc a allégué contre vous des choses si odieuses… des faits si absurdes… que j’en ai été indigné.

— Je le sais…

— Ah ! vous le savez, mon père !… s’écria le duc avec joie.

— Oui, votre indignation a été si forte que votre langue en est demeurée glacée, et que vous n’avez pu trouver un mot pour nous défendre.

— Je m’en serais bien gardé !.. dit vivement d’Uzède, moi que l’on soupçonne déjà d’être votre ami et votre allié secret. Le ministre lui-même en est tellement persuadé, que ses yeux ne quittaient pas les miens… le moindre mot, le moindre geste en votre faveur, lui eût révélé notre intimité et aurait redoublé sa colère contre vous ; c’était vous servir que de garder le silence.

— Je vous remercie, monsieur le duc, d’avoir eu la prudence et le courage de vous taire, dit Escobar avec son sourire bonhomme et narquois ; mais quand on a été aux voix sur le rapport que le ministre proposait à Sa Majesté…

— Je m’y suis opposé.

— Comment cela ?

— C’était au scrutin secret, et j’ai déposé une boule noire dans l’urne.

— Personne ne vous a vu !

— C’est pour cela ! mais il y avait une boule noire… je vous l’atteste, on a dû vous le dire…

— Oui… une seule, et trois de nos amis, dans le nombre, prétendent chacun l’y avoir mise : vous êtes le quatrième…

— C’est moi, mon père, moi seul, je vous le jure !…

— Je n’en doute point, monseigneur, dès que Votre Excellence l’atteste ; mais quand le duc de Lerma vous à désigné à haute voix pour faire ce rapport…

— J’ai accepté, c’est vrai, dit le duc en pâlissant.

— Et même avec empressement, monseigneur.

— Je ne dis pas non. C’était nécessaire, indispensable.

— Pourquoi ? continua le bon père d’une voix douce et en tenant fixé sur le duc son regard fin et pénétrant.

— Pourquoi, pourquoi… balbutia d’Uzède avec embarras… parce que c’était le seul et dernier service qu’il me fût permis de vous rendre, j’ajouterai même dans les circonstances actuelles c’en était un immense.

— En quoi, monseigneur ?

— Mais, d’après la presque unanimité des avis, il était impossible que ce rapport n’eût pas lieu. Tout autre que moi en eût été chargé ; plusieurs conseillers avaient même demandé à le faire, et s’il avait été confié à quelqu’un qui ne vous fût pas aussi dévoué que je le suis, quelqu’un qui fût véritablement et franchement votre ennemi, vous n’aviez plus d’espoir.

— Je comprends, dit Escobar : vous vous en êtes chargé dans notre intérêt.

— Certainement !

— Et pour le faire en notre faveur ?

— Non pas ; c’est impossible.

— Alors autant valait le laisser faire à quelqu’un qui fût franchement notre ennemi.

— Quelle différence ! s’écria Uzède tout à fait déconcerté ; en vérité, je ne conçois pas comment vous, mon père, qui avez tant de tact et de finesse, vous ne voyez pas l’avantage qu’il y a à avoir pour ennemi quelqu’un qui vous veut du bien, qui est disposé à adoucir, à atténuer les faits, à les présenter de manière à les rendre, sinon favorables, au moins hostiles, avec bienveillance et affection.

— Je comprends ! je comprends ! dit vivement Escobar : votre intention est de nous laisser faire ce rapport.

— Comment ? dit Uzède étonné.

— Nous nous en chargerons, le père Jérôme et moi ; nous ne nous écarterons en rien de votre idée ; ce sera un rapport éminemment hostile, qui engagera le roi à nous conserver.

— Je ne le puis ! je ne le puis ! s’écria Uzède ; songez donc à ce qui en arriverait auprès du cardinal-duc.

— Ce serait nous sauver !

— Mais ce serait me perdre, moi ! le ministre connaît nos intelligences secrètes et les projets formés pour le renverser ; j’ignore qui a pu l’en instruire, mais il sait tout !

— Tout !… ce n’est pas possible, dit Escobar à demi-voix, il y a des choses qui se sont passées entre Dieu et nous seulement !.. et il ne peut connaître ce qui a rapport à la reine.

— Grâce au ciel ! dit Uzède en frissonnant, mais ce qu’il sait constitue un crime d’État. C’est bien assez pour nous faire mettre en jugement, et nous faire condamner.

— Vous, son fils ! allons donc !

— Moi-même.

— Il reculerait devant une pareille idée, et personne au monde, pas même son plus grand ennemi, n’oserait lui donner un pareil conseil.

— On le lui a donné.

— Eh qui donc a été assez cruel ou assez absurde ?

— Moi-même.

— Vous, monseigneur ! s’écria Escohar en le regardant d’un air qui semblait dire : Vous dépassez toutes mes prévisions et je ne croyais pas que vous eussiez pu aller jusque-là.

— Eh oui ! répondit d’Uzède avec impatience. Je croyais, quand il m’a consulté sur de prétendus conspirateurs, qu’il s’agissait du vice-roi de Valence, du marquis de Cazarera, mon cousin, que je ne puis souffrir, et je l’ai conseillé en conscience, conseil qu’il a juré de suivre si je continuais de vous protéger et de m’entendre avec vous. Il y va donc de ma tête, et, s’il faut vous le dire, mon père, j’y tiens plus qu’à la vôtre.

— Et Votre Excellence a raison, reprit Escobar en s’inclinant. Par saint Jacques ! elle est bien plus précieuse, elle a une bien autre valeur, et je n’ai plus