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piquillo alliaga.

père avait si peu de défiance qu’il venait lui raconter ses chagrins et lui demander conseil.

Il se hâta donc de se remettre ; et laissant tomber ses deux bras d’un air de profonde douleur :

— Votre propre neveu, dit-il, que vous aviez accablé de vos bontés, que vous avez nommé vice-roi de Valence ! lui, notre plus proche parent !

— Eh ! voilà justement ce qui m’arrête et me rend si malheureux, s’écria le cardinal. Je voulais d’abord lui pardonner, assoupir cette affaire, n’en parler à personne ; mais cependant l’intérêt de l’État, mon devoir, ma sûreté personnelle, m’ordonnent de sévir. Qu’en pensez-vous, mon fils ?

— Je pense, s’écria vivement le duc, qui du reste détestait cordialement son cousin, je pense que Votre Éminence ne peut être trop sévère. Conspirer contre le ministre qui gouverne l’État est un crime d’État.

— Votre avis, mon fils, serait donc d’agir en ce sens ?

— Oui, mon père.

— Mais pour de pareils crimes, il y va de la tête.

— La justice avant tout ! s’écria le duc d’Uzède, qu’entraînait la fatalité, ou qui voulait par cet excès de rigueur éloigner l’apparence même d’un soupçon.

— Je vous remercie de votre avis, mon fils, répondit froidement le cardinal. Je prononcerai l’arrêt que vous avez dicté vous-même, et le coupable n’en accusera pas la sévérité, car ce coupable, c’est vous !

— Moi ! balbutia le duc d’Uzède terrifié.

— Oui, monsieur, répéta le cardinal d’un air terrible, vous-même, et si, d’après votre avis, la trahison d’un neveu mérite la mort, que mérite donc la trahison d’un fils ?

Il lui détailla alors tous les complots tramés entre lui, Jérôme, Escobar et la comtesse d’Altamira, et les bruits infâmes répandus par eux à ce dessein.

Le but de toutes ces manœuvres était le renversement, l’exil et peut-être la mise en jugement du premier ministre.

— Suis-je bien informé, monsieur, continua le cardinal, et qu’avez-vous à répondre ?

Le duc n’avait ni assez d’esprit ni assez d’audace pour se tirer d’un si mauvais pas ; il ne répondit rien et se jeta aux genoux du ministre en s’écriant :

— Grâce ! mon père !

— Vous n’avez plus le droit d’invoquer ce nom. Il n’y a ici que le ministre prêt à vous condamner ou à vous laisser vivre, selon les services que vous pourrez lui rendre.

— Parlez, monseigneur, je n’hésiterai pas.

— C’est ce que nous verrons. Il y a aujourd’hui conseil, vous m’y suivrez, et d’après la manière dont vous vous y conduirez, je déciderai le châtiment ou le pardon.

— Qu’exigez-vous de moi ?

— Vous le saurez… Venez.

— Le cardinal emmena son fils à l’audience de Castille, où de graves intérêts se discutèrent, où d’importantes résolutions furent prises et où le secret le plus profond fut expressément recommandé à tous les membres du conseil.

Mais les révérends pères de la Compagnie de Jésus avaient probablement des amis partout, car dès le lendemain Escobar était chez la comtesse Altamira, qui ne put se défendre à sa vue d’un léger trouble.

— Savez-vous ce qui se dit, comtesse ?

— Non, vraiment.

— On prétend que l’expulsion des jésuites a été discutée et décidée hier dans le conseil.

— Je l’ignorais.

— Ce n’est pas possible ; le duc d’Uzède y assistait…

— Depuis quelques jours je vois à peine le duc.

— Il a passé hier la soirée avec vous.

— Oui… c’était mon jour de réception, et il y avait tant de monde…

— Il n’y avait personne… vous étiez seule !

— Suis-je donc environnée d’espions ? dit la comtesse avec dépit, et ne suis-je plus libre de mes actions ?..

— Ce n’est pas cela que je veux dire, répliqua Escobar d’une voix pateline, mais seulement je voulais vous prier…

— Ou plutôt me commander ! s’écria la comtesse avec hauteur, car votre seul but est de me maîtriser, de vous rendre l’arbitre de mes moindres volontés, et de m’imposer les vôtres ; croyez-vous donc que je ne m’en sois pas aperçue ?..

— En vérité, comtesse, je ne vous reconnais plus…

— Et moi, mes pères, je vous connais, et depuis longtemps ! Dans nos plus intimes alliances, vous n’avez eu qu’une seule pensée… vos intérêts, et vous avez toujours fait bon marché des nôtres… Trouvez bon que je suive votre exemple, je n’en connais pas de meilleur.

— Qu’est-ce à dire, madame la comtesse ?

— Que vos maximes à vous sont : Dieu pour tous et chacun pour soi ! maxime que j’adopterai désormais. Je n’en veux pas d’autres. J’ignore ce qui se passe et ne veux point le savoir. Quoi qu’il puisse arriver, je n’entends ni me compromettre ni me mêler désormais de rien, persuadée qu’avec votre adresse et votre esprit ordinaires vous sortirez victorieux de tous les mauvais pas ; je resterai neutre, mon père, et tout ce que peut me permettre le souvenir de notre ancienne amitié, c’est de faire des vœux pour vous.

Elle accompagna ces derniers mots d’une profonde révérence, et se retira.

— Ouais ! dit le bon père, nos amis nous abandonnent, nos alliés se retirent de la congrégation. L’édifice est-il donc déjà si ébranlé que l’on craigne d’être enseveli sous ses ruines ? Voyons cela.

Il se rendit chez le duc d’Uzède, qui eut d’abord l’envie, non pas de soutenir le combat, mais de s’y soustraire en défendant sa porte. Puis il réfléchit qu’une explication était inévitable, et que tôt ou tard elle aurait toujours lieu ; autant la subir sur-le-champ. Il accueillit donc Escobar d’un ait empressé et affectueux.

— Vous voilà, mon bon père, s’écria-t-il, il me tardait de vous voir !

— On dit, monsieur le duc, que de sinistres événements se préparent !

— Ah ! vous les connaissez déjà ?

— Oui, l’on s’est occupé de nous hier… au conseil…