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piquillo alliaga.

— C’est vrai.

— Il ne faut pas que ma grandeur t’ôte l’appétit. Allons, mange et bois.

— À votre santé, monseigneur !

Le barbier eut bientôt retrouvé son appétit de simple particulier et resta à table bien longtemps encore après que Alliaga l’eut quittée. Celui-ci écrivit le soir même au roi ce qui s’était passé dans la journée, lui demanda la permission de garder près de lui à son service l’honnête barbier, et il finissait ainsi :

« Pour que la mesure désastreuse adoptée par le duc de Lerma et son frère Sandoval puisse au moins rapporter quelque chose à l’État, ordonnez, sire, que le décret de confiscation soit aboli, et que les Maures aient le droit d’emporter librement leurs richesses, à la seule condition d’en abandonner au fisc une portion que Votre Majesté déterminera. Cette mesure vaudra aux exilés un abri contre la misère, à Votre Majesté des bénédictions, et aux coffres de l’État des sommes immenses perdues sans cela pour tout le monde. De plus, et si Votre Majesté ne se hâte d’y porter remède, les meilleures terres du royaume deviendront stériles. J’ai déjà vu des campagnes désertes et les travaux des champs abandonnés. Les Maures se livraient seuls à l’agriculture, où ils excellaient ; les Espagnols n’y entendent rien et n’y ont aucun goût, ils méprisent la profession de laboureur ; il faut donc la relever à leurs yeux ; comme, et avant tout, ils sont avides de gloire et de titres, je propose à Votre Majesté d’accorder des lettres de noblesse à ceux de vos sujets qui se livreraient à la culture des terres et s’y distingueraient. »

Quelques jours après, au grand étonnement de l’Espagne, et surtout du duc de Lerma, on vit paraitre deux édits que le roi avait rendus de lui-même, sans consulter son ministre. Il les avait seulement envoyés au conseil de Castille, qui s’était hâté de les enregistrer.

Par l’un, il était permis aux Maures d’emporter avec eux leurs trésors et même le prix de leurs biens vendus, à la condition d’en abandonner la moitié à l’État.

L’autre édit accordait des lettres de noblesse à tout Espagnol qui se distinguerait dans la profession de laboureur.

À la lecture de ces deux ordonnances, le duc de Lerma fut d’autant plus atterré, qu’elles obtinrent l’approbation générale ; ne doutant point que lui seul ne les eût proposées, chacun lui en fit compliment. Ses flatteurs, qu’il n’osa démentir, célébrèrent ses louanges, l’élevèrent aux nues. Ses ennemis eux-mêmes convinrent que si le ministre avait toujours signalé son administration par de pareils actes, il aurait fallu le regarder comme le soutien et la gloire de la monarchie.

Heureux du bien qu’il avait fait en secret et dont personne ne lui savait gré, Alliaga continua sa route, protégeant par sa présence, consolant par ses paroles les pauvres exilés qu’il rencontrait et qui de tous les points du royaume étaient dirigés vers les côtes de l’Andalousie.

Chaque injustice, chaque abus qu’il découvrait (et la récolte était abondante), étaient sur-le-champ signalés par lui au roi ; bien souvent celui-ci n’avait ni la force ni le pouvoir d’y remédier ; il commençait cependant à comprendre comment un roi bon, mais faible, peut faire autant de mal qu’un roi méchant. Il s’effrayait des malédictions et de la haine que le duc de Lerma avait amassées sur sa tête. Il voyait clairement l’abîme où on l’avait entrainé ; mais indécis et incertain, son bon naturel luttait contre sa faiblesse ; il ne se sentait pas l’audace de reculer. Tout son courage en ce moment consistait à s’arrêter, à ne pas aller plus avant, et pour prendre un parti, il attendait le retour de Piquillo.

Celui-ci continuant sa route arriva à Carrascosa, vers l’extrémité de la sierra de l’Albarracin, qu’il voulait traverser le lendemain pour se rendre à Cuença et de là à Valence.

Le village où il s’était arrêté avait été la veille encombré de troupes qui avaient fait main basse sur toutes les provisions, et pour offrir à souper au révérend frère Luis Alliaga, confesseur du roi, l’hôtelier qui avait l’honneur de le recevoir fut obligé de mettre à contribution toutes les maisons environnantes.

Enfin, et tant bien que mal, il était parvenu à composer un repas fort modeste, auquel Piquillo et le barbier se disposaient à faire honneur, quand une dispute se fit entendre dans la chambre voisine.

— Qu’est-ce ? demanda Piquillo.

L’hôtelier, son bonnet à la main et multipliant les révérences, vint supplier monseigneur de ne pas s’inquiéter de ce bruit : c’était un pauvre moine fatigué et affamé, auquel il ne pouvait donner à souper et qui exprimait avec énergie sa mauvaise humeur.

— Qu’il entre ! qu’il entre ! s’écria Piquillo. Dites-lui que je le prie de vouloir bien partager ce que nous avons.

— Par saint Dominique, il ne se fera pas prier. Entrez, entrez, mon frère, dit-il en faisant quelques pas vers la porte principale. Monseigneur daigne vous admettre à sa table.

Un moine entra et salua profondément, puis levant la tête, il rejeta en arrière son capuchon et s’écria :

— Piquillo !

— Frère Escobar !

Escobar, car c’était lui-même, contempla d’un œil étonné et envieux tout le faste qui environnait Alliaga : les gens de l’hôtellerie presque prosternés devant lui, les domestiques à la livrée du roi qui s’empressaient de le servir, le fauteuil d’honneur où son ancien élève trônait vis-à-vis d’un excellent potage qu’on venait de lui présenter.

— C’est pourtant ma place qu’il occupe là, se dit-il, et c’est à moi qu’il la doit.

Alliaga, à la vue d’Escobar, se leva et lui dit :

— L’invitation que j’avais offerte au voyageur inconnu serait peut-être peu agréable au frère Escobar, et je vais ordonner que l’on porte dans sa chambre la moitié de ce repas.

— Pourquoi donc, répondit le révérend père en s’approchant, je serais désolé de déranger Votre Seigneurie. Et il ajouta à voix basse : On se déteste et on soupe ensemble ; cela n’engage à rien.

— Je ne déteste personne, dit froidement Alliaga.

— C’est juste, répondit Escobar en souriant, c’est