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piquillo alliaga.

vous qui recevez… vous devez faire les honneurs. C’est l’usage.

— Ce ne sont point de vaines formules, mais les maximes mêmes de l’Évangile, que vous connaissez mieux que moi.

— Oui, certes, car ces maximes-là, dit Escobar avec amertume, c’est moi qui vous les ai enseignées.

— Et c’est moi qui les mets en action, répondit Alliaga ; puis d’un air affable il ajouta : Un couvert au frère Escobar.

Celui-ci se hâta de s’asseoir en face de Piquillo, et les deux ennemis soupèrent ensemble, s’observant mutuellement et se regardant avec inquiétude : Escobar, parce qu’il ne connaissait pas assez les intentions d’Alliaga, et celui-ci, parce qu’il connaissait trop bien celles de son convive.

Dès qu’on eut servi les confitures et les fruits, et que les domestiques se furent retirés, le révérend père jésuite commença le premier l’attaque.

— Eh bien ! mon frère, dit-il à demi-voix et après avoir quelque temps contemplé Alliaga avec un silence admiratif, que vous avais-je prédit autrefois ? N’avais-je pas raison quand je prétendais que de nos jours le froc du moine était le seul moyen possible d’arriver aux dignités, aux richesses… à la puissance ! Quel chemin n’avez-vous pas fait en si peu de temps !.. Et pourtant vous refusiez de me croire, vous repoussiez mes salutaires avis, bien plus, vous m’avez accablé d’outrages et de haine, moi la cause première d’une fortune aussi inouïe ! — car sans moi, monseigneur, permettez-moi de vous le dire avec franchise, vous ne seriez rien.

Piquillo, qui jusque-là avait tenu ses yeux baissés, les leva en ce moment sur le moine, et celui-ci y vit tant de désespoir et de regrets qu’il s’arrêta interdit.

Toutes les douleurs de Piquillo venaient de se réveiller ; sa poitrine oppressée, ses joues pâles, ses lèvres tremblantes de colère, ses yeux où l’indignation brillait au milieu des larmes, tout démontrait évidemment à Escobar qu’il venait de s’égarer et de faire fausse route. Il était trop habile pour s’y méprendre, mais pas assez pour deviner ce qui se passait dans le cœur de Piquillo, et quand même celui-ci lui eût avoué la vérité, le révérend père n’eût pu la comprendre.

— Oui, je vous dois toutes mes souffrances, toutes mes douleurs ! s’écria le jeune homme… c’est de vous que viendra peut-être mon malheur éternel !.. Ne me le rappelez pas, ou malgré moi vous ranimerez cette haine dont vous parliez tout à l’heure et que je m’efforce d’éteindre ; effaçons ces souvenirs, chassons toutes ces pensées…

Il s’arrêta un instant, comme faisant un effort sur lui-même, et malgré lui un sourd gémissement s’échappa de son sein.

Hélas ! il est des douleurs qu’on rappelle en essayant de les bannir !

Il resta quelque temps la tête cachée dans ses mains ; puis, honteux de son émotion et du trouble qu’il venait de laisser paraitre aux yeux d’un ennemi, il reprit soudain tout son empire sur ses sens, et, avec un calme dont Escobar lui-même fut étonné, il lui dit froidement :

— Parlons d’autres choses, mon frère. Vous venez de Madrid ?

— Oui, monseigneur.

— Quelles nouvelles ?

— C’est à vous que j’en demanderai, vous qui connaissez tous les secrets du roi.

— Cela n’est pas, mon frère ; mais si cela était…

— Eh bien ? demanda vivement Escobar.

— Eh bien ! je les garderais fidèlement, et alors…

— C’est juste ! cela reviendrait au même.

— Mais vous, mon frère, comment se fait-il que vous ayez quitté le couvent et l’université d’Alcala, où votre présence est si nécessaire, et que vous vous trouviez ainsi dans ce misérable village au pied de la sierra de l’Albarracin ? Si toutefois, ajouta-t-il en se reprenant, il n’y a pas d’indiscrétion à ma demande.

— Aucune, répondit Escobar, qui depuis quelques instants semblait sous la préoccupation d’une idée qui venait de surgir en lui, aucune, mon frère. J’étais parti, je vous l’avouerai franchement, dans une intention que votre rencontre vient de modifier. Je me rendais incognito près du grand inquisiteur Sandoval y Royas, qui dans ce moment, dit-on, parcourt ainsi que vous l’Andalousie.

— C’est vrai.

— Je tenais à le voir pour lui rendre un important service, que j’aime mieux vous rendre à vous.

Alliaga s’inclina silencieux.

— Et pour lui révéler un secret qui sera mieux entre vos mains.

Alliaga s’inclina de nouveau sans répondre.

— J’y aurai du moins plus d’intérêt, je crois.

— C’est différent, dit Alliaga. Parlez, mon frère, je vous écoute.

— Le cardinal-duc vous a fait arriver au poste où vous êtes, et peut, s’il est possible, vous pousser plus haut encore ; votre fortune dépend de la sienne.

Alliaga garda le silence.

— S’il s’élève, vous vous élevez ; s’il est renversé, vous tombez. Donc, si je m’y connais (et je crois m’y connaître), vous devez lui être tout dévoué, n’est-il pas vrai ?

Alliaga ne répondit pas.

— Or, je puis, dans son intérêt, c’est-à-dire dans le vôtre, vous donner, si vous le voulez, un moyen éclatant et infaillible de confondre ses ennemis, de faire taire tous les bruits calomnieux et d’affermir à jamais son pouvoir. Ce service éminent et qu’il paierait de tous ses trésors, je puis le lui rendre d’un seul mot.

— Vous ?

— Moi !

— Ce n’est sans doute pas dans l’intérêt seulement du ministre, et vous y avez probablement le vôtre.

— Je croyais être assez connu du seigneur Alliaga pour qu’il me fit l’honneur de m’épargner une semblable question. J’irai donc droit au but et sans périphrase.

Le cardinal-duc, non content d’avoir exilé les Maures, veut encore expulser du royaume tous les membres de la Compagnie de Jésus.

— En vérité ?

— Ce qui est une seconde faute.