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piquillo alliaga.

table. Je prie Votre Seigneurie de vouloir bien oublier la contrariété que, malgré moi, je lui ai causée.

— Une contrariété ! s’écria Alliaga indigné ; n’oubliez pas, monsieur le général, que le sang de ces malheureux retombera sur votre tête.

— Soit, mon révérend, c’est le sort de la guerre, répondit tranquillement don Augustin.

— Et si, vous ou les vôtres, vous vous trouviez jamais dans une position pareille…

— Je mourrais en soldat, sans me plaindre et sans demander grâce. Puis il ajouta du même ton : Permettez-moi d’offrir à Votre Seigneurie de ce vin d’Alicante.

— Merci, monsieur le général, répondit sèchement Alliaga.

Don Augustin tenait à la main le verre qu’il venait de remplir, quand le maître de la posada entra vivement dans l’appartement, pâle, hors de lui et respirant à peine.

— Eh bien ! qu’est-ce ? qu’avez-vous, seigneur hôtelier ? demanda tranquillement le général. Ils ont mis le feu à votre grange, je m’y attendais !

— Ce ne serait rien, par saint Jacques ! c’est bien autre chose ! les Maures ! les Maures ! qui descendent la montagne et qui viennent d’entrer dans la ville, pillant et massacrant tout ce qu’ils rencontrent.

— Les Maures ! répondit don Augustin de Mexia en haussant les épaules ; quelle folie !

Et il porta à ses lèvres le verre qu’il tenait à la main.

— Je vous répète, monsieur le général, qu’ils sont descendus de la montagne.

— Et par où ? demanda don Mexia avec impatience.

— Par Huelamo de Ocana.

— Impossible !.. c’est justement par là que s’est avancée ce matin la colonne de Diégo Faxardo, forte de douze cents hommes de nos meilleurs soldats et six pièces d’artillerie ; c’est bien plus qu’il n’en faut pour arrêter l’armée tout entière des rebelles.

— Il paraît qu’ils n’ont rien arrêté, car les Maures sont entrés dans la ville, et tous les bourgeois s’enfuient… Tenez, tenez !.. entendez-vous ?

Plusieurs décharges de mousqueterie retentirent dans les rues éloignées.

— Raison de plus pour que ce ne soient pas eux, dit le général en souriant ; car ils n’ont ni poudre ni munitions. Mais voyons cependant ce que c’est.

Les cris devinrent plus nombreux, plus effrayants, et l’on distingua parfaitement ceux de : Allah ! Allah ! mort aux chrétiens ! mort à l’Espagne !

— Est-ce que, par hasard, vous auriez raison ? dit froidement don Augustin.

Il acheva son verre de vin sans que le cristal vacillât dans sa main, se leva de table d’un pas ferme, prit son épée et se préparait à descendre dans la rue.

— Ne sortez pas ! ne sortez pas, mon général ! s’écria un homme qui s’élança dans l’appartement. Ses habits étaient en désordre, son sang coulait par plusieurs blessures.

— Vous, Diégo, dit le général avec le même flegme qu’un instant auparavant. Qu’est-ce que cela signifie ?

— Ne sortez pas ! moi et quelques officiers nous nous ferons tuer avant qu’on arrive jusqu’à vous. Le sergent et ses huit hommes sont échelonnés sur l’escalier et vous donneront le temps de fuir.

— Moi, fuir ! répondit don Mexia avec un sourire hautain ; vous n’avez pas votre tête, Diégo, remettez-vous. Qu’est-il arrivé ? pourquoi avez-vous abandonné vos soldats ?

— Mes soldats ! s’écria Diégo, à moitié fou de rage et de douleur, tués ! anéantis !

— Mais votre artillerie, vos munitions ?

— Au pouvoir des rebelles.

— C’est impossible !

— C’est ce que je me dis : c’est impossible ! s’écria-t-il en portant à son front sa main, qu’il retira toute sanglante, et cependant ce sang, c’est bien le mien. Ah ! trahison ! trahison ! sans cela le capitaine Diégo, fût-il seul contre eux tous, n’eût jamais été vaincu ! Oui, continua-t-il avec égarement, ce prisonnier, ce Maure, à qui j’avais fait grâce de la vie, à condition qu’il nous livrerait Yézid et les siens…

— Eh bien ! dit don Augustin avec un peu d’émotion.

— Eh bien ! imaginez-vous, après deux heures de marche, une gorge étroite, escarpée, un site effrayant, terrible, des rocs nus, décharnés, se dressant de toutes parts, comme des squelettes gigantesques. « À moi, mes frères, à moi ! s’est écrié le traître ; au prix de mes jours, je vous livre nos ennemis, prenez-les ! » À l’instant je l’ai frappé, et son corps déchiré par nos balles a été dispersé en lambeaux. Mais l’étroit sentier ! par lequel nous venions d’entrer avait été soudain comblé par d’énormes blocs de pierres roulés d’en haut. Plus d’issue, mon général, poursuivit Diégo avec désespoir : partout des montagnes couronnées par des milliers d’ennemis qui nous écrasaient sous des quartiers de rochers. « Vive Allah ! mort aux chrétiens ! » criaient-ils. Que pouvaient faire la valeur, l’ordre, la discipline ? Impossible de combattre, impossible d’avancer, impossible même de reculer. Nous étions une vingtaine… une vingtaine seulement, qui, nous attachant aux ronces, aux racines des arbres, aux pointes d’un rocher moins escarpé que les autres, avons pu sortir de ce gouffre d’enfer. Mais ils se sont aussitôt attachés à notre poursuite, et depuis deux heures nous descendons la montagne en fuyant… Fuir devant eux ! La moitié de mes compagnons est tombée ou de fatigue ou de ses blessures. De vingt, nous n’étions plus que dix en arrivant à cette hôtellerie, où j’ai vu votre drapeau, et comme ils sont maîtres du village…

— C’est ce que nous allons voir, interrompit don Mexia, qui pendant ce terrible récit avait conservé le même sang-froid qu’autrefois Philippe II, en apprenant la destruction totale de la fameuse armada. Vous pouvez vous abuser encore.

Les hurlements de joie et de victoire qui retentirent dans la rue lui prouvèrent que Diégo ne se trompait pas.

— Allah ! Allah ! mort aux chrétiens !

Ce cri dominait les autres. En quelques instants, la porte de l’hôtellerie fut enfoncée, et les Maures se précipitèrent sur l’escalier principal, défendu par le sergent, ses soldats et les officiers compagnons de Diégo.

— Messieurs, s’écria don Augustin en se rapprochant d’Alliaga, défendons le révérend, car sa robe de moine va l’exposer le premier à la fureur des hérétiques.