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piquillo alliaga.

signée entre vous. Le reste nous regarde, Aïxa et moi. Voilà, frère, ce que j’avais à te dire.

— Merci, merci, notre sauveur. Mais voudrais-tu déjà me quitter ?

— Pour te servir et ne pas perdre un moment.

— Attends du moins le jour. Tu n’as rien à craindre, nous sommes maîtres de la route de Valence, et je te conduirai moi-même jusqu’à nos derniers postes.

Les deux frères passèrent quelques heures dans les doux épanchements de la plus vive et de la plus tendre amitié. Yézid ne parlait pas de la reine, pas plus que Piquillo d’Aïxa. Mais tous deux avaient aimé, tous deux aimaient encore ! sans s’être jamais rien avoué, chacun d’eux comprenait que son frère était malheureux, et la souffrance de l’un ajoutait à l’amitié de l’autre.

Enfin le jour commença à paraître et les deux frères se disposaient à partir. Il sembla à Yézid qu’une certaine rumeur, un mouvement inusité régnait dans le camp. On courait, on s’interrogeait.

— C’est lui… tu en es sûr… tu l’as vu ?

— Regarde toi-même. Le voilà qui se dirige vers la tente du général.

— En effet un groupe de soldats entourait un jeune Maure pâle, exténué, auquel on faisait fête, et dont chacun cherchait à serrer la main. Il s’avançait ou plutôt ils se traînait à la rencontre de Yézid et d’Alliaga, qui tous deux poussèrent à l’instant le même cri :

— Pedralvi !

C’était lui, qui avait voulu s’élancer dans leurs bras, et qui venait de tomber sans connaissance à leurs pieds. On le transporta dans la tente d’Yézid ; les soins qu’on lui prodigua le rappelèrent à la vie, lui rendirent ses forces, et il lui fut enfin possible de répondre aux questions dont l’accablaient les deux frères.

— Aïxa, mon père…

— Que sont-ils devenus ?

— Tu étais embarqué avec eux.

— Tu ne devais pas les quitter.

— Tu me l’avais juré.

— Et Dieu sait, s’écria Pedralvi en levant les yeux au ciel, si j’ai tenu mes serments. Je viens vous rendre compte de ma mission, mon maitre, dit-il à Yézid d’un air sombre, et vous jugerez si votre serviteur a pu mieux faire.

Vous n’étiez pas là quand votre père, et la senora Aïxa, et ses femmes, et Juanita, ma fiancée à moi, et tous ceux de votre maison ont mis le pied sur ce vaisseau qui devait nous emporter loin de l’Espagne, c’était une scène de désolation et de douleur que je ne puis vous rendre, et que bientôt devaient suivre d’autres scènes plus terribles encore.

Nos compagnons ne pouvaient détacher leurs yeux des rivages de l’Andalousie et leur envoyaient encore un dernier adieu. Mais quand ils eurent perdu de vue cette terre chérie, quand il ne fut plus possible de l’apercevoir, femmes et enfants se mirent à pleurer, et moi aussi, mon maître, car je venais de quitter ma patrie et je vous y laissais.

Le premier jour, le seigneur Albérique et Aïxa ne voulurent point sortir de leur cabine. Je veillai à ce que rien ne leur manquât, pour qu’ils ne s’aperçussent pas encore de l’exil et qu’ils pussent se croire dans leur habitation de Valence ou du Val-Paraiso. J’examinai notre vaisseau, le San-Lucar, qui était lourd et pesant ; il marchait mal, et même il était en assez mauvais état.

On n’avait pas pu trouver mieux, et Giampiétri, le capitaine avec qui vous aviez traité et que je connaissais de longue main, était un brave et honnête homme. Je ne fus pas aussi satisfait de son équipage. Ils étaient nombreux, car il avait pris une vingtaine de matelots ; c’était plus qu’il ne fallait pour faire manœuvrer un bâtiment de petite dimension tel que le nôtre.

Je lui en fis l’observation.

Il me répondit qu’il n’avait d’abord demandé que dix hommes d’équipage et qu’il s’en était présenté vingt pour le même prix ; que c’était un nommé Géronimo, un contre-maître, qui les avait engagés et qui en répondait.

— À la bonne heure, lui dis-je, mais leur mine ne me plaît guère, et on les prendrait plutôt pour des bandits de la sierra que pour des gens de mer.

Je remarquai en outre qu’ils étaient sans expérience, fort gauches à la manœuvre et surtout paresseux et ivrognes ; dès le premier jour, plusieurs d’entre eux s’étaient grisés.

— Déjà !… leur avait dit brusquement un de leurs compagnons. Il n’est pas temps encore.

Cette voix m’avait fait tressaillir, et j’ignorais pourquoi. Elle ne m’était pas inconnue ; il me semblait l’avoir déjà entendue plusieurs fois dans des circonstances importantes ; mais celui qui parlait ainsi m’était totalement étranger ; ses traits assez beaux, mais durs et ignobles, n’avaient jamais frappé mes yeux.

Je l’avais vu causer plusieurs fois dans la journée avec un Maltais nommé Marco, un ouvrier du port sur lequel je ne pouvais avoir le moindre doute, car celui-là était généralement connu pour un mauvais sujet.

— Quel est cet homme qui te parlait tout à l’heure ? demandai-je au Maltais.

— Géronimo, le contre-maitre, celui qui m’a engagé et qui répond de moi.

— Et qui me répondra de lui ?

— Moi, répliqua le Maltais d’un air insolent qui ne me plut pas, et j’eus envie de le jeter à la mer ! mais cela aurait fait quelque bruit et dérangé peut-être la senora Aïxa ; j’attendis donc patiemment. Toute la nuit cependant je fus sur pied et je surveillai.

Le lendemain, la senora Aïxa consentit à prendre l’air sur le pont. Elle y était depuis quelques instants, appuyée sur le bras de Juanita et lui parlant de vous, messeigneurs, de son frère Yézid et de son frère Piquillo, quand tout à coup je vis la senora tressaillir, pâlir et rentrer vivement dans son appartement. Je me permis de la suivre et de lui demander ce qu’elle avait.

— Une terreur panique, répondit-elle, et dont j’ai honte. Pendant que j’étais sur le pont, j’ai vu passer rapidement à quelques pas de moi un matelot qui allait à la manœuvre.

— Je n’ai vu qu’un nommé Géronimo, lui dis-je.

— C’était lui sans doute, continua-t-elle, et j’ai cru