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piquillo alliaga.

de marches pénibles pour tourner la montagne et prendre ses ennemis à revers, pendant qu’il donnait à Fernand d’Albayda l’ordre de les aborder de son côté et de les mettre ainsi entre deux feux.

Ces manœuvres devaient nécessairement donner aux Maures quelques jours de repos, et la confiance d’Abouhadjad et de ses compagnons redoublait la terreur d’Alliaga.

En discourant ainsi, ils approchaient du camp des Maures, où régnait la plus active surveillance, car sur leur chemin, de nombreuses sentinelles se montraient de distance en distance et criaient :

— Qui vive ?

— Ami ! répondait l’escorte d’Alliaga.

Ils traversèrent le camp, arrivèrent à une tente où, malgré l’heure avancée de la nuit, brillait encore de la lumière, et quelques instants après, les deux frères étaient dans les bras l’un de l’autre.

— C’est toi que je revois ! s’écria Yézid en le pressant sur son cœur.

Alliaga, ému jusqu’aux larmes, lui rendait ses caresses et jetait un regard triste et douloureux sur les traits pâles et souffrants de son frère, sur les objets qui l’environnaient, sur cette tente en lambeaux qui lui servait d’abri, sur la natte de paille qui formait sa couche.

— Ah ! s’écria Yézid en devinant sa pensée, je ne suis plus ici dans le Val-Paraiso, dans le paradis terrestre. Mais mon sort est encore digne d’envie, mon frère, si je combats pour la religion et la liberté. Si la récompense n’est pas sur cette terre, elle ne manquera pas pour cela, dit-il en levant les yeux au ciel. Dieu me réunira enfin à tous ceux que j’aime ! Et voyant la douleur de Piquillo, il commence déjà, s’écria-t-il, puisqu’il me permet de voir et d’embrasser mon frère bien-aimé. Qui t’amène, Piquillo ?

— Tes dangers.

— C’est pour cela que tu t’exposes ? Quoi ! tu ne m’apportes pas des nouvelles d’Aïxa et de mon père ?

— Je vais en chercher ; je vais par l’ordre du roi, qui les rappelle de l’exil, les prendre à Valence et les ramener à Madrid. Mais parlons de toi, de toi d’abord. Delascar d’Albérique, notre père, m’avait confié, avant son départ, des valeurs pour plus de deux millions de réaux. Elles devaient être remises au duc de Lerma comme le prix d’une promesse à laquelle il a manqué. Je te les apporte, je te les rends.

— Merci pour nos compagnons qui en auront grand besoin.

Alliaga continua :

— J’ai appris tes exploits et tes triomphes, j’en ai été presque témoin et j’en suis fier. Mais pour être retardée, ta perte n’en est pas moins certaine. Augustin de Mexia n’est pas homme à abandonner sa proie. Il a juré de vous exterminer.

— Soit ! Son serment pourra lui coûter cher à tenir.

— Et des deux côtés ce sera du sang inutilement versé. Car j’ai la certitude que, sous peu, notre roi Philippe aura changé de conseillers ; que bientôt le duc de Lerma sera renversé ; que l’édit contre les Maures sera révoqué ; que toi et mon père vous pourrez rentrer dans vos biens, et nos frères dans leur patrie.

— Que me dis-tu là ! s’écria Yézid stupéfait et sur quel espoir peux-tu fonder de pareilles chimères ?

Alliaga lui raconta alors la passion ardente, délirante du roi pour leur sœur Aïxa. Il lui expliqua le message dont il était chargé.

Sa Majesté Philippe III, roi d’Espagne, voulait épouser secrètement, mais en légitime mariage, Aïxa d’Albérique, la fille et la sœur du Maure.

Yézid pouvait à peine croire ce qu’il entendait.

— Le roi exige seulement qu’elle reçoive le baptême, continua Alliaga.

— Y consentira-t-elle ? demanda Yézid après un instant de silence.

— Ce que j’ai fait pour sauver tes jours et les siens, répondit frey Alliaga avec un douloureux soupir, Aïxa refusera-t-elle de le faire pour délivrer une nation entière, pour racheter tous ses frères de l’exil, de la misère ou de la mort ?

— Oui, c’est possible. Mais épouser le roi, qu’elle n’aime point ! dit Yézid d’un air rêveur ; crois-tu qu’elle consente à ce sacrifice ?

— Qui l’en empêcherait ? s’écria vivement Alliaga, qui devint pâle et tremblant. Connais-tu quelques motifs qui pourraient s’y opposer ? Dernièrement n’était-elle pas décidée, tu l’as vu toi-même, à donner ses jours, et plus encore… son honneur même, pour que ce fatal édit ne fût pas signé. Eh bien ! ne vaut-il pas mieux être la femme que la maîtresse d’un roi ?

— Oui, répondit Yézid, le malheur est préférable à la honte, et quels que soient les sentiments d’Aïxa…

— Les connais-tu ?

— Non, mais je suis persuadé maintenant, comme toi, qu’elle acceptera.

— N’est-il pas vrai ! s’écria Piquillo avec joie ; et alors crois-tu que le roi puisse rien refuser à celle qu’il aime ? penses-tu qu’il veuille la placer sur le trône et laisser ses frères dans l’exil ? Non, non, je te l’ai dit, dans quelques jours tout sera changé. Le vaisseau que le roi a fait envoyer à la poursuite d’Aïxa l’aura ramenée à Valence, et moi, je la conduirai à Madrid, où l’attend son royal époux. À notre arrivée, le duc de Lerma proposera lui-même la révocation de l’édit qui nous a proscrits ; il le signera, ou l’ancien favori sera renversé et brisé.

— Tu dis vrai ! répondit Yézid.

— Ainsi donc, frère, continua Alliaga avec chaleur, tâche seulement de gagner du temps, c’est tout ce que je te demande. Évite des combats dont la chance peut être douteuse et dont le résultat serait à coup sûr inutile.

Je crains les forces et l’adversaire redoutables qui te menacent ; mais quand tu aurais la certitude de l’accabler, préfère la guerre des montagnes. Laisse-toi poursuivre de rocher en rocher. Cherche plutôt à l’épuiser qu’à le combattre ; à le fuir qu’à le vaincre. Me le promets-tu ?

— Oui, frère, je reconnais la prudence de tes conseils ; je les suivrai, si je le peux.

— Et moi je te promets de vous venir en aide le plus tôt possible, et sitôt mon retour à Madrid, d’employer tout mon crédit auprès du roi pour qu’Augustin de Mexia suspende ses opérations et qu’une trêve soit