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piquillo alliaga.

avaient-ils pu, en quelques heures, s’évanouir comme un nuage, comme une fumée ou devenir invisibles !

C’était un enchantement, une magie ! Aussi, le bruit s’en était-il répandu sur-le-champ dans les rangs espagnols, et il n’était pas étonnant que l’hôtelier de Carascosa, le seigneur Mosquito, eût fait part de cette opinion à Alliaga, lorsque, ainsi que nous l’avons vu plus haut, celui-ci, à son passage, avait interrogé le digne maître de la posada sur les opérations de l’armée.

Don Augustin de Mexia n’était pas homme cependant à croire aux corps d’armée enlevés par un coup de baguette. Après avoir bien examiné la position, il lui fut prouvé que Yézid et ses soldats n’avaient pu lui échapper que par les murailles des rochers qui s’élevaient à l’ouest. Pensant bien que les Espagnols, qui avaient découvert le Nouveau-Monde, sauraient découvrir le camp des Maures au milieu d’une montagne, il envoya en éclaireurs plusieurs soldats adroits et intrépides.

Ceux-ci vinrent lui rapporter qu’il y avait réellement sur le flanc du rocher un sentier en zig-zag qui pouvait conduire des chevriers et leurs troupeaux jusqu’au sommet de la montagne ; mais qu’il était impossible d’y faire gravir une armée et surtout de l’artillerie ; qu’ils ne pouvaient donc croire que les Maures eussent tenté de le faire.

Il faut pourtant bien qu’ils l’aient fait, se disait en lui-même don Mexia ; car ils sont au haut de ces rochers, c’est évident. Quant à les en débusquer, quant à essayer même de les y attaquer, il n’en eut pas un instant la pensée, quoique ce fût l’avis de Diégo Faxardo, qui, impatient de venger son affront et malgré sa bonne volonté, remarquait avec désespoir qu’on ne se battait plus depuis… qu’il avait été battu.

— Rassurez-vous, lui répondit son général, je vais vous offrir une occasion de prendre une revanche et de rendre à l’armée un signalé service.

Voici de quoi il s’agissait :

En gravissant les plus hauts sommets opposés et qui étaient accessibles, don Augustin avait découvert ou du moins deviné à peu près la position des Maures. Ils devaient être campés sur un terrain aride et inculte, ne pouvant rien produire, ne leur offrant aucune ressource. Ils ne pouvaient descendre de ces hauteurs inexpugnables pour se procurer des provisions et des vivres. Comment avaient-ils pu en emporter avec eux, c’est ce que le général ne s’expliquait pas ; mais ces vivres, quelque abondants qu’ils fussent, devaient cesser un jour ou l’autre. Ce qui durerait plus longtemps, c’était l’eau qu’ils avaient en abondance, c’était ce torrent qui, tombant des sommets neigeux de l’Albarracin, alimenterait sans cesse leur camp.

Il voulait donc, pour les forcer à se rendre, pour les prendre à la fois par la faim et par la soif, détourner l’eau de ce torrent et l’empêcher de tomber dans la vallée où campaient les Maures. Il fallait pour cela, avec des fatigues inouïes, tourner les montagnes de neige qui, de haut et de loin, dominaient la position d’Yézid. C’était difficile et dangereux, c’est pour cela que le général en chargeait don Diégo de Faxardo.

Celui-ci eût mieux aimé des dangers où sa bonne épée pût lui servir, dût-il, à lui tout seul, combattre les Maures, non dans les rochers, car les rochers lui portaient malheur ; mais en plaine il se faisait fort de prendre sa revanche et de les mettre en déroute.

En attendant, il s’empressa d’obéir au général et partit avec une centaine d’hommes portant des cordages, des bâtons ferrés et des tentes, enfin tout l’appareil et les bagages nécessaires pour une expédition dans les montagnes et dans les neiges.


LXXVI.

la grotte del torrento.

La première journée fut fatigante : la seconde encore plus. Mais ils approchaient ; ils entendaient le bruit du torrent impétueux. Ils apercevaient ses flots bouillonnants d’écume tomber du sommet des neiges, se précipiter en magnifique cascade et descendre de rocher en rocher jusque dans les vallées inférieures.

Certain d’atteindre bientôt le but de son expédition, le capitaine Diégo, avant de tenter sa dernière ascension, permit à ses hommes de se reposer et de se refaire. Ils s’assirent au milieu d’un groupe de rochers, à côté d’une ouverture en entonnoir qui devait donner dans les profondeurs de la terre et qu’ils n’avaient nulle envie de sonder. Ils mangeaient de fort bon appétit des oignons crus, repas ordinaire du soldat espagnol, lorsqu’une fumée épaisse les entoura. Cette fumée apportait avec elle un parfum de cuisine et surtout de bœuf rôti, inusité dans ces montagnes, parfum qui étonnait à la fois et ravissait leur odorat. Ils se levèrent et examinèrent avec attention, l’oreille et le nez au vent.

Cette fumée, qui s’élevait au-dessous de leurs pieds, venait de l’ouverture souterraine qu’ils avaient remarquée. Serait-ce un soupirail de l’enfer, se dirent quelques-uns des soldats avec effroi.

Diégo les rassura, et se couchant à plat ventre au bord du cratère de cette espèce de volcan, il regarda attentivement. La fumée qui s’en échappait l’empêchait de rien distinguer et manquait de le suffoquer ; mais il entendait ce bourdonnement confus et incessant que produit une masse d’hommes réunis ; il entendait en outre le mugissement des bœufs, le bêlement des moutons.

En ce moment la fumée avait cessé, et Diégo aperçut quelques pointes de rochers qui s’avançaient çà et là, sur lesquelles on pouvait poser le pied et descendre dans l’intérieur de la caverne jusqu’à une profondeur à peu près d’une douzaine de pieds. C’était un moyen d’examiner de plus près, et par son ordre trois ou quatre soldats se hasardèrent à tenter l’entreprise. Mais le premier, après avoir descendu pendant quelques minutes, en s’attachant des pieds et des mains aux aspérités des rochers, cria à voix basse à ses compagnons qu’il n’y avait pas moyen d’aller plus loin, vu qu’au-dessous de lui les parois de la grotte étaient à pic, et qu’il y avait encore un autre danger, c’est qu’on apercevait de la lumière au fond de la caverne, et qu’il avait cru distinguer d’en haut des femmes,