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piquillo alliaga.

— Eh bien ! que le roi en soit convaincu, c’est tout ce que je demande, c’est mon dernier vœu sur la terre !

— Le roi le saura, le roi en aura la preuve par moi, je vous le promets.

— C’est bien ! c’est hien ! à ce prix j’oublie tout !.. à ce prix je pardonne à vous, et même… à mon fils !

Il sortit par la porte qui donnait dans la chambre du conseil ; un instant après le duc d’Uzède entrait par celle de la salle des gardes.

Nota. La conduite d’Alliaga à l’égard du duc de Lerma est traitée de trahison par plusieurs historiens. Ceux-ci, catholiques et Espagnols, pouvaient avoir raison à leur point de vue ; mais, d’origine musulmane et Maure de naissance, Ali-Aga (car c’est ainsi que son nom devrait s’écrire), Ali-Aga, en rêvant le retour de ses frères en Espagne, avait un but qui devait tout légitimer à ses propres yeux.


LXXVIII.

une scène de famille.

Uzède avait un air humble et embarrassé. Il salua avec respect Alliaga, toujours assis sur son pliant, puis leva sur lui un regard curieux et inquiet qu’il baissa aussitôt. On voyait qu’il désirait et n’osait engager la conversation.

— Il ne sait rien encore, se dit Alliaga.

Puis, adressant la parole au grand seigneur debout devant lui :

— Pardon, monseigneur, de vous avoir fait attendre près d’une demi-heure.

— Quand on est occupé, balbutia le duc, c’est tout naturel ! Cela peut arriver à tout le monde.

— En effet, répondit froidement Alliaga, je me souviens que la première fois que je me suis présenté à votre hôtel, à Valladolid, il y a bien longtemps de cela, vous avez été obligé, à votre grand regret, j’en suis sûr, de me faire attendre plus d’une heure.

Le duc parut visiblement déconcerté et dit en essayant de sourire :

— Oui… oui… je me rappelle le commencement de cette audience…

— Moi, je me rappelle surtout la fin, répliqua Alliaga d’un air glacial, mais rassurez-vous, monseigneur, je ne suis pas ici chez moi.

Et d’un air plus gracieux, lui montrant un fauteuil, il ajouta :

— Nous sommes chez le roi.

Cette fois le duc avait totalement perdu la tête, et dans un désordre inexprimable il s’écria :

— Et moi aussi, je n’ai point oublié ce souvenir fatal ! il m’a poursuivi constamment, il a fait le malheur de ma vie ; car on a beau faire, il est des remords auxquels on ne peut échapper, il est une voix secrète qui parle à votre cœur et vous révèle la vérité ! C’est cette voix, que je n’ai pu étouffer, qui m’amène repentant vers vous ; qui, malgré ma fierté, m’oblige à implorer votre pardon et à vous crier : mon fils ! mon fils !

En achevant ces mots, qu’il s’efforçait de prononcer d’une voix émue, le duc étendit ses bras vers Alliaga, qui se leva vivement, fit un pas en arrière, et le repoussant de la main avec un geste de dédain, répondit :

— Le premier cri de la nature doit être seul écouté… et vous aviez sans doute raison alors.

— Ne comprenez-vous donc pas le repentir ?

— Si, monseigneur, je comprends le vôtre ; vous ne vouliez pas être le père de Piquillo et vous désirez être celui de frey Luis Alliaga.

Alors, et avec un accent généreux, il s’écria :

— Quel que soit le sang qui coule dans mes veines, mon père à moi est celui qui a tendu la main à ma misère et non pas à ma fortune ; qui m’a ouvert ses bras quand j’étais sans asile et qui alors m’a dit : Mon fils !.. Mon père à moi, c’est celui qui, errant et sans patrie, a maintenant besoin de mon secours ! Mon père à moi, c’est Delascar d’Albérique le proscrit !

Puis modérant son émotion et jetant un regard de pitié sur d’Uzède, qui courbait la tête :

— Quant à vous, monsieur le duc, lui dit-il avec douceur, qui vous amène ? Confiez-le-moi franchement, car il y a encore un autre motif que celui dont vous me parliez tout à l’heure.

— C’est vrai, mon révérend, le roi vient de partir pour la chasse. Sa voiture a rencontré celle de la comtesse d’Altamira. Il a fait signe de la main à ses gens de s’arrêter, et a dit d’un air riant à la comtesse : « Il y a de bonnes nouvelles. Dites à d’Uzède d’aller voir Alliaga. » Et alors je venais…

— Le roi n’a pas dit autre chose ?

— Non, mon révérend.

— Et vous n’en savez pas davantage ?

— Rien de plus ; mais je vous avoue que je suis impatient de connaître ces bonnes nouvelles.

— Je vais vous les apprendre.

Il regarda le duc d’un air solennel et dit :

— Dans la position où nous allons nous trouver l’un et l’autre, je suis obligé de vous parler avec franchise, dût cette franchise vous paraitre bien dure et vous blesser cruellement ; mais vous seul au monde…

Et il appuya sur ce mot.

— Vous seul, si vous le voulez, aurez connaissance des faits dont je vais vous entretenir. Le roi lui-même les ignore et les ignorera toujours ; du reste, je n’avancerai rien qui ne soit appuyé sur des preuves.

Il tira alors de sa poche la déclaration écrite et signée par le père Jérôme et par Escobar, il la lut lentement et à voix basse, comme si les officiers qui étaient dans les autres salles, comme si les murs mêmes du palais pouvaient l’entendre.

À cette accusation si nette, si détaillée, si précise, d’Uzède n’eut pas la force d’opposer un seul désaveu. Il gardait un silence accablant, mais ses dents s’entrechoquaient, ses traits étaient livides, la sueur coulait de son front.

— Cet écrit, continua Alliaga, a été remis par vos anciens amis, les pères Escobar et Jérôme, au grand inquisiteur Sandoval, votre oncle. Rassurez-vous, c’est de lui seul que je le tiens ; mais si cet écrit était tombé entre d’autres mains que les miennes, entre les mains d’un ennemi, et vous en avez beaucoup…

Uzède tressaillit.

— La comtesse est seule coupable, je le sais ; mais