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piquillo alliaga.

le crime qu’elle a commis, vous le connaissiez, vous en étiez le complice, et si j’avais montré cet écrit au roi, vous étiez perdu ; il vous fallait renoncer à votre rang, à vos honneurs, à la vie peut-être !

— Ah ! vous ne le voudriez pas ! s’écria Uzède en étendant vers lui les bras, et les liens qui nous unissent…

— Mème sans y croire, répondit froidement Alliaga, vous voyez bien, à la manière dont je vous parle et dont j’agis envers vous, que je ne veux pas vous perdre ; et si je ne l’ai pas fait, si au lieu de vous abattre, je vous soutiens dans la faveur du roi, si même je vous élève encore plus haut…

Un éclair de joie brilla dans les yeux du duc.

— C’est que j’ai des desseins sur vous, continua Alliaga ; c’est que je veux, pour vous réhabiliter à vos propres yeux, vous faire concourir à une grande expiation et au bonheur à venir de l’Espagne.

Le duc redoubla d’attention.

— Oui, une grande injustice et une grande faute ont été commises : l’expulsion des Maures, qui, en se retirant, ont emporté avec eux la richesse et la prospérité de notre pays ; ce serait, pour le règne de Philippe III, une tache odieuse et déshonorante. Je veux l’effacer, je veux en faire disparaître jusqu’aux moindres traces. Si vous voulez me seconder franchement dans ce projet, m’aider dans tout ce qui en amènera l’exécution, je vous place au pouvoir souverain, je vous fais nommer premier ministre…

Le duc ne put retenir un tressaillement de surprise et de joie.

— Sinon, en montrant au roi cet écrit, je le force à renoncer à vous, et je dirige son choix sur celui qui promettra d’agir de concert avec moi, pour le bonheur et la gloire du pays.

— Je le promets, je le promets ! s’écria d’Uzède avec transport. J’écouterai vos avis, je m’y soumettrai. J’ordonnerai, je commanderai à tous, mais je ne serai que le bras et vous serez l’âme. Et quant au généreux projet que vous avez conçu, je m’y associe d’avance et m’y dévoue, je vous le jure par le ciel qui nous entend.

— C’est bien, lui dit froidement Alliaga, vous êtes premier ministre.

Et il lui remit l’ordonnance signée par le roi.

D’Uzède n’en pouvait croire ses yeux. Ce titre qui lui avait coûté tant d’efforts, tant d’intrigues et tant de bassesses, ce pouvoir suprême pour lequel il s’était rendu criminel et presque parricide, il le possédait enfin ! Sa joie était si grande, que pendant quelques instants elle lui fit oublier tout. Il sortit du palais radieux, triomphant et presque sans remords.

Quelques heures après, le roi était de retour. Tout lui réussissait ce jour-là ; le ciel était pour lui. Sa chasse avait été favorisée d’un temps superbe, et il avait tué un cerf de sa propre main.

Alliaga lui raconta ce qui s’était passé en son absence.

Le roi se fit répéter ce récit, tant il avait peine à se persuader qu’il fût libre et que le cardinal-duc quittât Madrid le jour même. C’était pour Alliaga le moment de tenir la promesse qu’il avait faite au favori déchu.

— Sire, lui dit-il, puisque Votre Majesté rend aujourd’hui justice à tout le monde, elle ne peut la refuser au malheur.

— Que voulez-vous dire ?

— Que le cardinal-duc a mérité de perdre votre faveur, mais non pas votre estime ; qu’il a été mauvais ministre, mais non pas un régicide et un empoisonneur.

Alors, et sans lui parler du duc d’Uzède, il lui raconta en détail ce qu’avait fait la comtesse d’Altamira, et comment, en voulant se défaire de la duchesse de Santarem, elle avait pour ainsi dire donné elle-même la mort à la reine.

Le roi, à ce récit, pâlit d’effroi. Tout ce qu’il y avait en lui d’honnête et de généreux se souleva d’indignation. Lui qui si longtemps, et la veille encore, avait été dupe de la comtesse et de ses intrigues, voulait à l’instant même la faire arrêter, juger et condamner. Mais, cédant à sa faiblesse ordinaire, il se calma bientôt et recula devant un pareil éclat, et surtout à l’idée du déshonneur qui allait rejaillir sur tant de nobles familles auxquelles la comtesse était alliée.

Alliaga lui conseilla un parti plus prudent et plus clément.

La comtesse, qui était dans l’ivresse, et qui se réjouissait déjà du succès de son allié le duc d’Uzède, reçut dans la journée une expédition, en bonne forme, de l’ordonnance suivante :

« La comtesse d’Altamira quittera Madrid aujourd’hui même, et il lui est défendu désormais d’habiter à moins de soixante lieues de la capitale. Mandons et ordonnons à notre premier ministre de tenir la main à l’exécution de la présente ordonnance. »

Elle était signée du roi et plus bas du duc d’Uzède. C’était le premier acte de son autorité.

La comtesse resta anéantie, foudroyée ! Ce n’était pas la peine de renverser le duc de Lerma, car d’Uzède avait exactement les mêmes façons d’agir que le duc son père, excepté que celui-ci avait été moins vite et ne s’était point brouillé avec son alliée le jour même de son avénement au pouvoir.

Elle courut au palais du duc d’Uzède. On se doute bien que le nouveau ministre avait ce jour-là trop d’affaires pour recevoir ses amis. Elle essaya de parler au roi et s’adressa pour cela à M. de Latorre, qui venait d’être congédié, après dix ans de service, par le frère Luis Alliaga ; sous prétexte que, de son propre aveu, lui, Latorre, ne savait pas lire, ce qui était incompatible avec la place de valet de chambre de confiance de Sa Majesté.

La comtesse écrivit alors à Escobar une lettre qu’elle lui envoya par un exprès, et celui-ci lui répondit sur-le-champ par le même courrier. Consolée du moins par l’empressement et le zèle du bon père, elle se hâta d’ouvrir le billet, qui contenait ces mots :

« J’ignore ce qui se passe et ne veux point le savoir. Quoi qu’il puisse arriver, je n’entends ni me compromettre ni me mêler désormais de rien ; persuadé qu’avec votre adresse et votre esprit ordinaires vous sortirez victorieuse de tous les mauvais