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piquillo alliaga.

pas, je resterai neutre, madame la comtesse, et tout ce que peut me permettre le souvenir de notre ancienne amitié, c’est de faire des vœux pour vous. »

Il sembla à la comtesse que ces paroles ne lui étaient pas inconnues ; et, en effet, c’était la réponse qu’elle même avait adressée un mois auparavant à Escobar, lorsqu’il s’agissait d’expulser les jésuites, et que le prieur d’Hénarès était venu réclamer son appui. Cette réponse, Escobar ne l’avait pas oubliée (car il avait une mémoire admirable), et il venait de la renvoyer à la comtesse sans en retrancher un mot, mais aussi sans l’aggraver d’une syllabe, tant le bon père avait de conscience.

Cependant la disgrâce de l’insolent favori, la chute du ministre tout-puissant avait déjà retenti dans Madrid, et la renommée en portait la nouvelle à toutes les extrémités du royaume. Le peuple espagnol, qui, en perdant le duc de Lerma, croyait retrouver sa richesse, sa gloire et sa prépondérance en Europe, fêtait par des chants de triomphe et des feux de joie le départ du cardinal-duc. Les cris de : Vive le roi ! éclataient de toutes parts. Le monarque avait été obligé de paraître à son balcon, et accueillait d’un air étonné ces transports de l’enthousiasme populaire, auxquels il n’était point habitué.

Du fond de son appartement, le duc de Lerma entendait les cris de joie qui insultaient à sa chute. L’instant de la faiblesse était passé, il avait repris tout son courage. Comprenant que désormais toute sollicitation nouvelle serait inutile et ne servirait qu’à l’abaisser, il renonça à voir le roi et quitta sur-le-champ la cour, pour se retirer dans l’héritage de ses pères, dans son château de Lerma, embelli par ses soins, son goût et sa magnificence. Mais pour aller prendre sa voiture, le duc fut obligé de traverser les jardins du palais. Il s’y arrêta un instant et resta plongé dans de profondes réflexions ; alors sans doute, le ministre disparut devant le prêtre, devant le cardinal, car, regardant d’un œil reconnaissant et attendri les appartements de la famille royale, il répandit sur Philippe et sur ses enfants ses plus ferventes bénédictions. Il fit quelques pas pour s’éloigner, et se trouva près du bosquet où il avait lui-même présenté à la reine ce verre fatal, cause de tant de calomnies. Là, sa fermeté l’abandonna, une larme brûlante s’échappa de ses yeux, et il murmura à voix basse une ardente prière :

— Punissez-moi, Seigneur, pour les fautes que j’ai commises, mais non pour les crimes dont je suis innocent ; et si je ne puis, aux yeux de tous, faire éclater la vérité, que mon roi du moins la connaisse et me rende son estime ; que j’obtienne cette dernière grâce, à mon Dieu, et après rappelez à vous votre serviteur !

Il releva la tête, traversa les jardins d’un pas ferme, monta en voiture, et pendant que le peuple, rassemblé sous son balcon, brisait ses fenêtres et criait : Mort au duc de Lerma ! il prit la route de Guadarrama, où il passa la nuit.

Le lendemain matin, au moment où il se levait pour continuer son voyage, on lui annonça qu’un présent et un message du roi venaient d’arriver pour lui de Madrid.

Un présent, un message du roi, dans une telle circonstance, lui paraissaient, à lui et à tous ceux qui l’entouraient, une chose impossible, incompréhensible. Lui seul devait avoir le mot de cette énigme.

Un piqueur de Sa Majesté lui apportait le cerf que le roi avait tué la veille, à la chasse, de sa propre main, et de plus une lettre du souverain.

Le duc tressaillit. Il ouvrit la lettre avec respect ; puis, après l’avoir lue, il la porta à ses lèvres, et levant vers le ciel ses yeux pleins de larmes, il s’écria :

— Je te remercie, Alliaga, tu m’as tenu parole[1].

Cette missive, que ne purent jamais s’expliquer ni les courtisans ni le duc d’Uzède lui-même, contenait ce peu de mots :

« Alliaga m’a donné des preuves telles, qu’il ne m’est plus permis de douter de votre innocence au sujet de la reine, et si la nouvelle direction à imprimer aux affaires du royaume exige votre éloignement de la cour, vous emporterez du moins dans votre retraite l’estime de votre souverain et son amitié. »

À quelques lieues de Guadarrama, au premier relais, le duc aperçut un carrosse de la cour ; il crut reconnaître celui de la comtesse d’Altamira. Une femme, qui parut un instant à la portière, se rejeta brusquement au fond de la voiture. L’ancien ministre demanda qui elle était, et on lui répondit :

— C’est l’ancienne dame d’honneur de la reine, la comtesse d’Altamira, reléguée désormais à soixante lieues de Madrid et qui se rend en exil.

— Ah ! se dit le duc en lui-même, Alliaga est juste et le ciel aussi !

Les deux voitures marchèrent un instant de front les deux anciens alliés, les deux anciens ennemis se saluèrent, et le ministre disgracié, continuant sa route, courut cacher ses regrets dans son château de Lerma, dans cette magnifique et royale résidence élevée à ses frais et à ceux de l’État.


LXXIX.

le nouveau conseil du roi.

Le soir même de ce jour, Alliaga se rendit dans le cabinet du roi. Il y trouva le duc d’Uzède, qui, dans la ferveur de son zèle et pour mieux prouver son dévouement au confesseur de Sa Majesté, et à Sa Majesté elle-même, venait de faire arrêter et jeter en prison Rodrigue de Calderon, secrétaire du dernier ministre. Il voulait même plus, et on le croirait difficilement, si le fait n’était confirmé par plusieurs historiens, il proposait de faire mettre en jugement le duc de Lerma, son père.

  1. Il prit la route de Guadarrama, où il passa la nuit. Il y reçut, avec un cerf tué à la chasse de la propre main du roi, une lettre de Sa Majesté Catholique dont le contenu a toujours échappé aux esprits les plus pénétrants.
    (Watson, Histoire de Philippe III, t. ii, p. 305.)