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piquillo alliaga.

Place, vous autres ! Il faut que je parle à votre maître ; rangez-vous pour que je passe.

Mais au lieu d’obéir, les fidèles serviteurs se pressèrent devant la porte de Delascar et de sa fille, les protégeant de leurs corps, seul rempart qu’ils pussent leur offrir.

— J’ai besoin d’avoir du jour et de l’air, s’écria le pirate avec un rire féroce.

Et faisant jouer sa hache à droite et à gauche, au milieu de cette foule sans défense, il eut bientôt jonché le plancher de cadavres. Ses compagnons, s’empressant de prendre part à cette sanglante moisson, ramassaient derrière lui les morts et les blessés et les jetaient à la mer. C’est là ce que Juan-Baptista appelait alléger le vaisseau. Longtemps on entendit les cris des combattants, ou plutôt des victimes, car celles-ci ne pouvaient se défendre qu’en étreignant corps à corps leurs barbares adversaires, et en luttant sans armes contre la lame des épées et celle des poignards,

Enfin, le dernier soupir de la douleur, le dernier râlement de l’agonie s’éteignit dans des flots de sang. Comme autrefois leurs ancêtres dans la cour des Lions, les derniers Abencerages venaient de tomber sous le fer des bourreaux.

Juan-Baptista tenant à la main sa hache sanglante, arriva devant la porte de Delascar, désormais sans défenseur. D’un seul coup il en fit voler en éclats les panneaux, et à travers les ais brisés, Aïxa vit briller l’œil ardent du bandit.

Les jeunes filles poussèrent un cri d’effroi, lorsque, terrible et farouche, il s’arrêta sur le seuil de l’appartement. Son regard fixé sur Aïxa semblait s’enivrer d’avance du plaisir de la vengeance.

— Ah ! ah ! dit-il avec un sourire infernal, nous ne sommes plus ici au château de Santarem ! plus de frères, plus d’amant, plus de corrégidor pour vous défendre. On peut braver ici la justice des hommes et celle du ciel, ajouta-t-il avec un horrible blasphème, s’il y en a une ! Partout la mer !… la mer ou nous, choisissez !

Vieillard, continua-t-il en s’adressant à d’Albérique, tu peux cependant nous offrir une rançon digne de toi et de nous. Apprends-moi où tu as caché tes richesses, et nous verrons…

D’Albérique ne daigna pas répondre, mais d’un mouvement convulsif il serra sa fille contre son cœur.

— Ah ! tu gardes le silence, continua Juan-Baptista ; eh bien, mes amis, à nous les seuls trésors qu’il ne nous ait pas dérobés ; à nous ces jeunes filles ! je vous les livre et ne m’en réserve qu’une seule pour ma part.

Il s’élança alors dans la chambre, où ses compagnons le suivirent.

Delascar se précipita au-devant de sa fille, l’entoura de ses bras, la couvrit de son corps, et vainement Juan-Baptista essaya de les séparer.

Alors, sans respect pour la douleur et la majesté paternelle, il leva sa redoutable hache.

Aïxa poussa un cri, s’arracha des bras de son père et se jeta aux pieds du monstre.

Mais déjà l’acier avait brillé, la hache étincelante était retombée sur le front du vieillard, qui murmura ces deniers mots : Ma fille !

Et son sang rejaillit sur Aïxa, qui couvrait de ses baisers et de ses larmes le corps de son père, qu’on voulait lui arracher pour le jeter ainsi que les autres à la mer.

En ce moment une horrible secousse se fit sentir dans tout le bâtiment ; le vaisseau venait de toucher contre un banc de sable où un rocher. Chacun resta immobile ; un silence de terreur succéda au tumulte effroyable qui depuis un quart d’heure régnait sur le bâtiment.

Oh entendit alors distinctement un coup de canon.

Un boulet atteignit le grand mât qu’il coupa en deux et qui tomba avec fracas sur le pont du vaisseau.

Voici ce qui était arrivé :

L’équipage de Juan-Baptista, ainsi que l’avait dit Pedralvi, entendait fort peu la manœuvre, et depuis le moment où, entrainés par l’ardeur du pillage, le capitaine et les matelots s’étaient tous précipités dans l’étage inférieur, le vaisseau, abandonné à lui-même, avait vogué au hasard et à la grâce de Dieu, qui, dans sa justice, ne se crut pas sans doute obligé de les bien conduire. Aussi, le bâtiment, obéissant au vent qui le poussait vers la côte, alla échouer contre un banc de sable.

Depuis longtemps cependant un navire fin voilier avait aperçu le San-Lucar et lui avait adressé des signaux que, pour de bonnes raisons, l’équipage n’avait pas aperçus, et auxquels, par conséquent, il n’avait eu garde de répondre.

Choqué de cette impolitesse ou de cette désobéissance, le capitaine du bâtiment royal, car c’était la Vera-Cruz, ne voulant pas continuer à suivre le San-Lucar pour échouer avec lui à la côte, s’était contenté de lui adresser de loin quelques avertissements plus énergiques et avait mis à la mer deux chaloupes remplies de soldats bien armés.

Au second boulet, Juan-Baptista venait de s’élancer sur le tillac et aurait été écrasé au troisième par la chute du grand mât, si évidemment l’enfer ne l’eût protégé. À la vue de la caravelle la Vera-Cruz, qui s’était arrêtée à portée du canon se balançant coquettement sur les vagues ; à la vue surtout des deux chaloupes qui faisaient force de rames pour arriver jusqu’à lui, Juan-Baptista comprit qu’il n’y avait rien à gagner à une bataille, si ce n’étaient des balles pendant le combat et un bout de corde après. Il porta donc vivement à ses lèvres le sifflet du commandement.

À ce son aigu ses compagnons accoururent sur le pont pour recevoir ses ordres. Le seul qu’il leur donna fut celui-ci :

— Sauve qui peut !

Et loin d’imiter ces capitaines de vaisseau qui, en cas de danger, ont la simplicité de rester les derniers à bord, Juan-Baptista, pressé d’assurer sa retraite, se jeta le premier à la mer ; ses compagnons suivirent son exemple, et comme la côte n’était pas éloignée, ils eurent bientôt abordé aux environs d’Estepona.

— Salut, ô ma patrie ! s’écria le capitaine en touchant la terre d’Espagne, je te ramène tes enfants.

Ils s’enfoncèrent dans un petit bois qu’ils aperçurent de loin, et revenant à pied par Malaga, Grenade, Joën et Ciudad-Réal, ils traversèrent la Nouvelle-Castille,