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piquillo alliaga.

et se trouvèrent un mois après dans l’Aragon, prêts à tenter de nouvelles entreprises.

Les chaloupes avaient cependant abordé le San-Lucar, où il ne restait plus qu’Aïxa et ses malheureuses compagnes : Il eût fallu trop de temps pour relever et dégager le bâtiment, qui, privé de son grand mât et d’une partie de sa voilure, était hors de service, et qui d’ailleurs n’avait plus d’équipage pour le conduire.

Aïxa s’était vu arracher le corps de son père, que les vagues avaient emporté, et, couverte encore de son sang, et à moitié folle des scènes de carnage dont elle venait d’être le témoin, elle n’avait plus qu’une idée, un désir, c’était de quitter ce vaisseau, dût-elle pour le fuir te précipiter dans les flots où son père avait été enseveli.

La Vera-Cruz était commandée par un jeune capitaine, don Lopez de Sylva, qui, touché de la douleur et de la beauté de la duchesse de Santarem, se sentait tout disposé à lui obéir, quand même il ne lui eût pas été prescrit, au nom du roi, de suivre en tout et avant tout les ordres de madame la duchesse.

On se hâta donc de quitter le San-Lucar, que l’on abandonna à son sort. La marée le remit à flot ; puis la tempête, qui se déclara quelques heures après, l’emporta en pleine mer. Il erra longtemps au hasard, battu par les vents, qui finirent, comme nous l’avons vu, par le rejeter sur la côte de Carthagène.

Le seigneur don Lopez de Sylva, qui était venu à un second voyage de la chaloupe chercher la duchesse de Santarem et ses femmes, avait hâte de retourner à bord de la Vera-Cruz, car tout annonçait une longue et terrible tempête, qui, en effet, ne tarda pas à éclater.

Le vent, qui soufflait avec une violence extrême, venait heureusement de la côte, et éloigna le vaisseau des récifs et des rochers contre lesquels il se serait brisé ; mais en même temps il le rejeta en pleine mer et du côté opposé aux Îles Baléares, situées à la hauteur du port de Valence, et que le capitaine don Lopez avait le dessein de gagner.

Poussé vers le détroit de Gibraltar, qu’il lui fallut traverser, la caravelle se trouva forcée de naviguer dans l’Océan, et pendant quinze jours de suite un vent contre lequel elle ne put lutter la porta constamment dans la direction des Açores. Enfin le calme revint, les vents changèrent, et, après une longue et pénible traversée, la caravelle la Vera-Cruz aborda à Valence.

Mais quel changement, grand Dieu ! et dans quelle situation se trouvait Aïxa en renvoyant cette ville et ses campagnes chéries ! La mort de son père couvrait tout à ses yeux d’un voile de deuil, et l’aspect de ces lieux si pleins de son souvenir rendait sa douleur plus vive et ses regrets plus amers.

D’autres craintes venaient encore l’assaillir. Quoique à bord du vaisseau on eût eu pour elle les plus grands égards, quoique elle y ait été traitée plutôt en reine qu’en prisonnière, c’était par ordre du roi qu’elle était ramenée en Espagne. Dans quel but ? dans quel dessein ? Don Lopez ne pouvait l’en instruire et s’était enfermé dans un respectueux silence.

Mais en débarquant à Valence, les inquiétudes et les tourments d’Aïxa redoublèrent ; Yézid et les siens, réfugiés dans les montagnes de l’Albarracin et levant l’étendard de la révolte ; Augustin de Mexia et l’élite des troupes espagnoles leur faisant une guerre d’extermination ; et pour comble de douleur, Fernand d’Albayda lui-même, combattant contre Yézid son frère bien-aimé ; telles furent les nouvelles qui attendaient, à son arrivée, la duchesse de Santarem !

Elle venait de les apprendre par le vice-roi de Valence, le marquis de Cazarena, qui s’était empressé de se rendre à bord de la Vera-Cruz, aussitôt son entrée dans le port.

Mais il y avait encore bien d’autres événements.

Le marquis, homme de cour s’il en fut jamais, après avoir humblement présenté ses hommages à madame la duchesse, lui expliqua comment il avait reçu du roi l’injonction expresse et formelle de prendre les ordres de madame de Santarem et de se mettre à sa disposition, à la seule condition de ne pas lui laisser quitter l’Espagne. Il finissait en s’inclinant et en demandant quel lieu madame la duchesse désirait choisir pour sa retraite.

— La maison de mon père, répondit Aïxa, qui à ce moment eut peine à retenir ses pleurs, la maison que Delascar d’Albérique habitait à Valence, si elle n’est pas confisquée.

— Confisquée ne serait rien, répondit le marquis en s’inclinant, parce qu’un mot du roi suffirait pour que la confiscation fût levée, et ce mot… Sa Majesté l’avait déjà dit.

— Eh bien, alors, monsieur le marquis…

— Eh bien ! il y a une autre difficulté, c’est que cette maison a été brûlée !

— Brûlée ! s’écria la duchesse avec effroi.

— Totalement, reprit le vice-roi en saluant de nouveau.

Le marquis arrangea les rubans et les dentelles de son pourpoint, et continua en ces termes :

— On avait reçu la nouvelle que les révoltés de l’Albarracin nous avaient tué beaucoup de monde, d’excellents soldats, ce n’était rien ; mais le lendemain on apprit qu’ils avaient fait prisonnier Bernard y Royas de Sandoval, le grand inquisiteur, et bien plus, qu’ils l’avaient massacré !

— Massacré ! s’écria la duchesse avec effroi.

— Comme j’ai l’honneur de vous le dire, répondit le marquis en saluant de nouveau, et il continua :

Mon oncle, le duc de Lerma, m’a adressé cette nouvelle en même temps que la nomination de notre pieux archevêque Ribeira aux éminentes fonctions de grand inquisiteur. Vous connaissez le zèle fougueux du prélat, son ardent enthousiasme, et surtout la réputation de sainteté dont il jouit dans le royaume de Valence et dans toute l’Espagne. Avant de se rendre à Madrid, il a voulu faire à son prédécesseur des obsèques magnifiques ; puis, la croix à la main, il a prononcé, dans la grande place de Valence, et vis-à-vis de la cathédrale, un sermon contre les hérétiques, une croisade contre les Maures, sermon tellement prodigieux, qu’à la péroraison ils ont tous allumé des torches et des flambeaux, et sans m’en demander la permission ; sans qu’il y eût moyen de les en empêcher,