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piquillo alliaga.

avec Alliaga, qu’il voulait toujours avoir à côté de lui, et chacun s’écriait : Quel pieux monarque ! il ne peut quitter son confesseur, il lui parle sans cesse.

Le roi ne lui parlait que de la duchesse de Santarem.

Depuis que le duc de Lerma, la comtesse d’Altamira, et surtout le grand inquisiteur Sandoval, n’étaient plus là pour lui faire peur du ciel, de l’inquisition et de la noblesse, le roi s’était singulièrement enhardi ; il se disait qu’il avait, comme tous ses sujets, le droit d’être heureux, et il commençait même à comprendre qu’on offensait moins le ciel en épousant secrètement une femme qu’on aimait, qu’en la prenant hautement pour maîtresse.

Il n’y avait que l’article du baptême et de la conversion d’Aïxa qui le troublât dans ses rêves amoureux et jetât une teinte plus sombre sur les nuages dorés au travers desquels lui apparaissait l’avenir. Mais Alliaga saurait convaincre sa sœur et la décider ; c’était pour cela que le roi d’Espagne soignait son confesseur, le flattait et lui faisait presque la cour, situation toute nouvelle, et inouïe jusque-là dans les fastes de l’étiquette espagnole.

Enfin, le roi se voyait à plus de la moitié de son voyage. Il avait traversé les chaines des montagnes et s’approchait de l’Èbre. Après une journée assez fatigante par la marche et surtout par la chaleur, la cour s’était arrêtée à Calahorra, petite ville célèbre par une grande victoire que les chrétiens remportèrent autrefois, dans ses environs, sur les Maures, jusque-là leurs vainqueurs.

L’arrivée de la cour, quoiqu’elle fût depuis longtemps annoncée et attendue, avait tout bouleversé dans la ville ; on ne savait où loger les bagages, les équipages et les gens de la suite. Le plus bel hôtel, celui du corrégidor, pouvait à peine suffire à Sa Majesté, qui, pour la première fois depuis le commencement du voyage, fut obligée de se séparer de son confesseur.

Celui-ci fut placé dans une maison particulière, et pendant qu’on préparait son repas, il se mit un instant à la fenêtre pour jouir de la fraicheur de la nuit. Cette route de Madrid à Pampelune était pour lui une source intarissable d’émotions et de souvenirs ; tous les événements de sa vie, déjà si longue et si agitée, se retraçaient l’un après l’autre à sa pensée. La fortune l’avait tour à tour accablé de ses dons et de ses rigueurs, et, comme cela arrive toujours, il s’arrêtait avec plus de complaisance sur ses jours de tourments que sur ceux de bonheur. Il rêvait à une des époques les plus tristes et les plus sombres de sa vie, celle de sa longue captivité dans les montages de Tolède, lorsqu’il entendit sous ses fenêtres le son d’une guitare, c’était un bohémien, un chanteur ambulant qui cherchait à attirer son attention et surtout sa générosité. Alliaga se souvenait toujours du temps où il n’était que Piquillo, et tout mendiant avait droit à sa sympathie. Il avait donc jeté à celui-ci une poignée de monnaie, et le musicien ambulant ne se retirait pas ; au contraire, il râclait plus fort que jamais et d’une main désespérée un air si remarquable par son étrangeté et par la barbarie de ses accords, qu’Alliaga, qui avait d’abord cherché à s’y soustraire, l’écoutait avec une attention et une émotion indéfinissables. Ce n’était pas la première fois que cet air frappait ou plutôt déchirait ses oreilles. Il lui semblait l’avoir déjà entendu dans une occasion terrible et inquiétante de sa vie, et soudain la mémoire lui revint. C’était l’air que Pedralvi lui chantait au pied de la tour du village d’Algador, lorsqu’il était prisonnier du curé Romero, ou plutôt de l’archevêque de Valence Ribeira.

La nuit était trop obscure pour qu’il lui fût possible de reconnaître les traits du chanteur. Celui-ci, d’ailleurs, avait l’air de se cacher, dernière circonstance qui éveilla ses soupçons. N’osant faire monter ce mendiant dans sa chambre, il saisit un moment où les gens de la maison le laissaient seul ; il descendit lui-même dans la rue, quitte à dire à son retour qu’il avait voulu jouir un instant de l’air et de la promenade, pour mieux faire honneur au souper splendide qu’on lui préparait.

Il alla droit au chanteur ambulant, qui s’éloignait, mais lentement, et sans vouloir se soustraire à ses regards. Alliaga le suivit. L’inconnu se dirigea vers une rue solitaire, puis vers une esplanade environnée d’arbres, non loin des murailles de la ville. Il marchait de manière qu’il voulait immédiatement être rejoint, car lorsqu’il se vit éloigné de tous les regards, il s’arrêta, se retourna vers celui qui le suivait et ne laissa échapper que ces mots prononcés avec émotion :

— Piquillo ! notre frère !

À ce nom, à cette voix, Alliaga avait reconnu Pedralvi ; mais il étendit le bras et dit d’un ton sévère :

— Je ne reconnais plus pour mon frère celui qui a manqué à sa parole. Je t’avais confié l’inquisiteur Sandoval, et sa mort a été le signal de nouvelles persécutions contre nous.

Pedralvi se hâta de se justifier et lui raconta en peu de mots l’horrible scène de la grotte du Torrent, qui avait été suivie de bien d’autres désastres.

— Eh quoi ! s’écria Alliaga étonné, don Augustin de Mexia n’a-t-il pas reçu du roi et du ministre l’ordre de suspendre toutes les hostilités ?

— Trop tard ; tout était fini pour nous.

Il lui raconta alors que le manque de provisions et surtout le manque d’eau avaient réduit au désespoir les soldats commandés par Yézid. Voyant leur perte inévitable, ils avaient préféré une mort qui devait du moins coûter la vie à quelques-uns de leurs ennemis, et ils avaient quitté la position aride et inexpugnable qu’ils occupaient, cherchant à se frayer un passage et à descendre dans la plaine pour y trouver des vivres.

C’est ce qu’attendait avec impatience don Augustin de Mexia. Il s’était élancé sur ces troupes épuisées par le besoin et qui pouvaient à peine porter leurs armes. L’ardeur ou plutôt la rage de ses soldats avait encore été animée par la présence du nouvel inquisiteur. Ribeira, patriarche d’Antioche, archevêque de Valence, successeur et vengeur de Sandoval, était apparu dans leurs rangs, la croix à la main ; il avait marché à leur tête, leur défendant, au nom du ciel, de faire aucun quartier aux hérétiques.

Alors un combat, ou plutôt une chasse humaine, horrible, avait commencé[1]. Poursuivis, traqués dans

  1. Watson, Histoire de Philippe III, t. ii, Liv. iv, p. 87.