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piquillo alliaga.

tous les défilés, dans toutes les grottes et sur tous les rochers de l’Albarracin, les Maures ne pouvant descendre la montagne du côté occupé par les soldats de don Mexia et surtout par l’impitoyable archevêque, les Maures s’étaient rejetés en foule sur l’autre versant, défendu par Fernand d’Albayda et ses troupes, qui n’avaient pas encore donné. Le général ennemi avait prévu ce mouvement, qui était immanquable, et il s’était mis lui-même à gravir le sommet de la montagne, certain maintenant de maintenir entre deux feux les rebelles, dont pas un ne pouvait échapper.

À cette nouvelle, le pieux archevêque Ribeira n’avait pu retenir des larmes de joie. Aux yeux de toute l’armée, il s’était jeté à genoux et avait remercié le ciel du triomphe de la foi et de l’extinction de l’hérésie.

Mais en donnant sa bénédiction aux soldats qui partaient pour ce dernier combat, il leur avait recommandé, contrairement à ses exhortations ordinaires, d’épargner les vaincus et de faire cette fois le plus de prisonniers qu’ils pourraient, attendu qu’au nom de l’inquisition, dont il était désormais le chef, il voulait, à Valence, à Saragosse, à Tolède, à Burgos et dans toutes les principales villes de l’Espagne, célébrer par des auto-da-fé magnifiques la victoire des chrétiens sur les infidèles et ranimer ainsi sur tous les points du royaume le zèle et l’enthousiasme religieux, qui commençaient à s’éteindre.

Lui-même, après ce discours, s’était mis en marche et avec des fatigues et des peines inouïes, il avait gravi les sommets les plus arides de l’Albarracin, à la suite de l’armée.

Yézid, cependant, voyait sa perte inévitable. En descendant du côté de la plaine de Valence, qui donnait sur la mer, il avait devant lui Fernand et des soldats frais et nombreux, qu’il ne pouvait espérer écraser avec des troupes décimées par la faim et la souffrance. Le sentier de rochers par lequel le convoi de troupeaux lui était arrivé était le seul point qui pouvait protéger sa fuite. Quand ses éclaireurs y arrivèrent, ils l’avaient trouvé occupé par l’avant-garde ennemie.

Toute retraite lui était donc fermée, et du sommet de la montagne, le général en chef, son armée et le redoutable archevêque allaient, d’un instant à l’autre, tomber sur lui comme un torrent.

On lui avait annoncé en ce moment un parlementaire, qui venait de la part de don Fernand. Il s’était hâté de le recevoir.

C’était un bel officier que nous avons vu brigadier au commencement de cette histoire et que maintenant on appelait le capitaine Fidalgo d’Estremos, qui avait toute la confiance de son chef ; il venait proposer à Yézid une capitulation qui pouvait seule le sauver.

— Mais à quelles conditions ? demanda Yézid avec inquiétude.

Le capitaine Fidalgo regarda autour de lui. Ils étaient seuls. El lui dit alors vivement et à voix basse :

— Les conditions que vous voudrez ; mais hâtez-vous, car si Augustin de Mexia et l’archevêque Ribeira arrivaient, don Fernand, mon général, ne pourrait plus traiter avec vous.

— Je comprends ! eh bien, tous ceux que je commande auront la vie sauve.

— Accordé.

— Ils seront, à l’instant même, conduits au port des Alfaques, où se trouvent des vaisseaux de l’État.

— Accordé.

— Et seront dirigés sur les côtes de France, sur Marseille, dont le rivage nous sera plus hospitalier que celui d’Afrique[1].

— Accordé.

Une demi-heure après, cette convention était signée, et Fernand, comprenant qu’il n’y avait pas de temps à perdre, avait déjà commencé à l’exécuter. Après avoir donné à ces pauvres gens tous les secours que demandait leur état, un premier convoi, formant plus des deux tiers de l’armée maure, avait été le soir même dirigé vers la mer. Les plus faibles et les plus souffrants devaient se mettre en route le lendemain ; jusque-là, ils devaient rester prisonniers dans le camp espagnol, ainsi que leur général, qui, dans ce moment, se trouvait sous la tente de Fernand d’Albayda.

Yézid remerciait son noble ami, et, tout entier à sa reconnaissance ainsi qu’au bonheur de le revoir, il le serrait contre son cœur, lorsque les grands-gardes du camp signalèrent l’armée de don Augustin, qui descendait de la montagne, à la poursuite des rebelles.

Le général en chef et ses soldats ne trouvant pas d’ennemi devant eux, étaient tentés, comme la première fois, de crier au sortilége et de croire que l’armée mauresque était encore devenue invisible.

Mais quelle fut la pieuse et sainte colère de l’archevêque quand il apprit la capitulation signée par don Fernand.

— Mon général, répondit celui-ci, m’avait ordonné, il y a un mois, de faire mettre bas les armes à tous les Maures ou de les exterminer. Voici l’ordre de don Augustin de Mexia, et voici les armes de nos ennemis, car ils les ont tous déposées en nos mains.

— Votre général ne vous avait point ordonné de les diriger vers la mer et de les faire embarquer !

— Non, monseigneur ; mais telles sont les intentions du roi ; car il ordonne, dans son édit, à tout commandant et officier de ses armes de tenir la main à ce que les Maures dont on s’emparera soient tous conduits à la côte et immédiatement embarqués.

— Vous n’aviez pas ce droit !

— Le roi ; le ministre et le conseil en décideront.

— Quoi qu’il en soit, monsieur le général, s’écria l’archevêque furieux en s’adressant à don Augustin, j’espère que la religion et la foi trouveront en vous un défenseur plus fervent ; vous ferez poursuivre les fugitifs s’il en est temps encore, et quant aux hérétiques et à leur chef qui sont encore entre vos mains, je demande qu’ils soient remis dans celles de la sainte inquisition ; c’est à elle qu’ils appartiennent ; comme tribunal spécial établi contre l’hérésie, elle seule a droit de les juger. D’ailleurs, continua-t-il en levant les yeux au ciel, il faut que justice se fasse, et l’on ne me contestera pas, je l’espère, l’honneur de venger le saint archevêque martyr Bernard y Royas de Sando-

  1. Bouche, Histoire de Provence, t. ii, liv. x, p. 850.