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piquillo alliaga.

fléchir sur un point, sur un point seul, quelque minime qu’il soit en apparence, porte un coup mortel à l’ordre de Saint-Dominique et à ses institutions. Nous avons juré au pied des autels de maintenir les droits de ce saint tribunal, et nous devons, même au prix de nos jours, les transmettre intacts à ceux qui viendront après nous.

— Je saurai aussi bien que Votre Excellence, répondit Alliaga, défendre les droits de l’inquisition ; mais le roi a aussi les siens. Vous ne lui contesterez pas celui de faire grâce, et s’il veut absolument en user…

— Pour que le roi fît grâce, répliqua adroitement le prélat, il faudrait qu’il y eût condamnation ; il n’y en a pas encore. Il ne s’agit dans ce moment que d’un jugement seulement, d’un jugement que l’on veut empêcher d’intervenir, et je m’étonne qu’un membre du saint-office vienne, au sein même de ce tribunal, lui proposer de renoncer à ses droits et de s’avilir. Quant à moi, qui ne crains ni la disgrâce ni même le martyre, je sais mourir, s’il le faut, mais non pas céder.

Puis se tournant vers ses collègues, il ajouta :

— Aux voix, mes frères. Nous pouvons délibérer devant M. le duc, qui daignera rapporter notre réponse à Sa Majesté.

Cette réponse, qui n’était pas douteuse, fut que l’inquisition était décidée à maintenir ses droits ; qu’ainsi donc l’affaire suivrait son cours, et que le Maure Yézid et la duchesse de Santarem seraient jugés dans le plus bref délai possible.

Ce délai ne fut pas long, et le soir même, pendant qu’Alliaga délibérait avec le roi sur le parti à prendre dans ce conflit entre l’autorité royale et l’autorité ecclésiastique, Yézid et Aïxa furent traduits devant le tribunal, et on commença par leur interrogatoire l’instruction de l’affaire.

Alliaga comprit alors qu’il n’avait plus affaire au duc de Lerma, qu’il avait à lutter contre un ennemi audacieux et résolu, qui ne reculerait pas même devant la puissance royale. D’un autre côté, les alliés dont il pouvait disposer étaient sans talents, sans énergie, à commencer par le duc d’Uzède, qui, de plus, était mal intentionné et le trahirait probablement à la première occasion favorable.

La noblesse et les gens de la cour étaient déjà jaloux de sa faveur, le clergé était humilié d’une élévation si prompte. Les amis du père Jérôme et de la Société de Jésus (et ils étaient nombreux) étaient devenus ses ennemis. Alliaga n’avait pour lui que le roi, qu’il gouvernait, il est vrai, à son gré ; mais la situation du royaume et la position de chacun était alors si singulière, que commander au roi n’était presque commander à personne.

Et puis, quelque pénible qu’il soit de l’avouer, ce qui nuisait encore à Alliaga, c’est qu’il était honnête homme, c’est qu’il écoutait ses scrupules et sa conscience. Il voulait sauver sa sœur et les siens ; mais il ne pouvait oublier que le roi lui avait donné sa confiance, son amitié et son pouvoir ; qu’il était ministre réel, ministre de fait de ce roi qui s’abandonnait à lui et à ses conseils. Il lui était donc impossible de lui conseiller tel acte qui soulèverait contre lui le clergé et l’opinion publique, qui porterait ses sujets à la haine, au mépris, à la révolte peut-être.

Et c’est ce qui arriverait immanquablement si, pour défendre une Mauresque qu’il aimait et qu’il voulait épouser, le roi se mettait en lutte ouverte et déclarée avec l’inquisition, ce tribunal formidable qui pouvait tout, même faire excommunier et déposer les rois.

Il fallait donc attaquer Ribeira et l’inquisition, les combattre et les vaincre, sans que le roi eût l’air de s’en mêler, sans qu’il intervînt dans la lutte, et pour sauver la majesté royale, la tenir, s’il était possible, en dehors de la question.

C’était là une difficile entreprise. Ce fut celle qu’Aliaga conçut.

L’obstacle le plus grand était dans la popularité de Ribeira, dans le respect et l’adoration fanatiques que chacun lui portait, et qui, d’avance, lui donnait gain de cause, quoi qu’il hasardât ; le duc d’Uzède était dans des conditions toutes contraires : ses actes étaient tout d’abord frappés de défaveur.

Le dernier ministre avait laissé de grands déficits dans les coffres du roi ; il était nécessaire de les remplir et par les moyens les plus prompts ; il y avait urgence. D’Uzède, qui déjà supportait avec impatience le joug d’Alliaga, ne crut pas avoir besoin de ses conseils pour faire obtenir des fonds que réclamaient impérieusement les besoins de l’État ; on venait d’établir de nouveaux impôts dans les deux Castilles et dans plusieurs autres provinces qui avaient payé sans rien dire. Il imposa de même l’Aragon, la Navarre et la Biscaye. Il ignorait qu’avec cette dernière province surtout, il y avait d’autres précautions à prendre.

Les députés des provinces basques, au reçu de l’ordonnance qui créait un nouvel impôt sans leur concours et sans leur consentement, se réunirent, suivant l’usage de leurs ancêtres, sous le vaste et antique chêne de Guernica ; c’est là que se tenaient leurs assemblées. Ils délibérèrent, et l’histoire a conservé l’énergique remontrance qu’ils adressèrent à Philippe III : « Eux seuls, d’après leurs fueros, avaient le droit de s’imposer, et l’avaient fait jusqu’ici ; mais en vertu de leurs fueros ; ils déclaraient qu’ils ne pouvaient faire davantage, et suppliaient le roi de retirer son ordonnance ; sinon, disaient-ils, et si l’on veut violer nos fueros, nous prendrons les armes pour défendre nos droits et notre bien-aimée patrie, dussions-nous voir brûler nos maisons et nos campagnes, mourir nos femmes et nos enfants ; dussions-nous chercher ensuite un autre seigneur pour nous protéger et nous défendre ! [1] »

Cette adresse à laquelle l’imprudence du duc d’Uzède venait d’exposer la majesté royale était si juste qu’il n’y avait rien à répondre. Il fallait y faire droit, c’est ce qu’Alliaga avait conseillé au roi. La nouvelle de cet échec ministériel se répandit dans Pampelune. Les bourgeois de la ville félicitèrent ceux de Biscaye de la manière dont ils avaient su défendre leurs fueros, et coururent tous aux archives pour examiner si dans

  1. Ch. Wess, l’Espagne, tom. i, pag. 322, Archives du ministère des affaires étrangères, Vol. Espagne.