Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/386

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
380
piquillo alliaga.

— Et moi, je vais prier, dit le monarque. Et il retourna à son oratoire.

Cependant midi venait de sonner à toutes les paroisses de la ville. Le peuple, rassemblé depuis longtemps devant le palais de l’inquisition, s’animait, s’exaltait par ses discours, par ses cris, et plus encore par sa masse elle-même. Un grand rassemblement se croit toujours la majorité, et la majorité a toujours raison.

— Oui, criait-on, puisqu’ils ne veulent écouter aucun accommodement, nous ne devons pas céder.

— On doit nous livrer les prisonniers, nous les aurons !

— On ne les conduira pas au bûcher !

— Certainement, nous ne devons pas les laisser brûler ; ce serait reconnaître la juridiction ecclésiastique !

— Et d’après la juridiction civile, ils doivent être attachés au gibet.

— Oui, et par nous ! C’est notre droit ! notre privilége !

— Vivent nos libertés !

— Et puisqu’ils ont établi un bûcher sur la grande place…

— En es-tu sûr ?

— Je l’ai vu.

— Nous irons le voir aussi, n’est-ce pas, ma commère ?

— Certainement ; c’est ce bûcher-là qui est pour nous une injure.

— C’est un affront pour toute la ville de Pampelune.

— Et nous devrions, à notre tour, élever ici deux potences, en face le palais de l’inquisition, pour les narguer.

— C’est une idée !

— Afin que Ribeira les voie en sortant.

— Est-ce que tu crois qu’il sortira, lui et sa procession ?

— Cela se pourrait bien.

— Il n’osera pas ! il n’osera jamais, j’en suis certain ; la preuve, c’est que midi va sonner et les portes de l’inquisition ne sont pas seulement ouvertes.

— Et elles ne s’ouvriront pas. Ils ont peur de nous ; ils savent bien ce qu’est le peuple de Pampelune. Ce n’est pas à lui qu’il faut s’attaquer.

— Oui, oui, ce n’est pas nous qu’il faut braver, répéta la foule ; nous ne sommes pas endurants ! qu’ils viennent, s’ils l’osent ! qu’ils viennent !

En ce moment, les deux grandes portes du palais s’ouvrirent. Le grand inquisiteur, don Juan de Ribeira, archevêque de Valence, parut dans tout l’éclat et la majesté de ses habits pontificaux. Les principaux membres du saint-office le précédaient et le suivaient. Alliaga était à ses côtés.

Devant eux marchaient la croix sainte, des milliers de cierges, des flambeaux, des prêtres récitant des prières, et au-dessus de leurs têtes se balançait la bannière de Saint-Dominique.

À cette vue, par un mouvement involontaire, instantané, aussi rapide que la pensée, tout le peuple se précipita à genoux et baissa la tête ; un silence profond avait succédé au tumulte et le respect aux menaces.

Ribeira promena sur la foule prosternée un regard d’orgueil et de mépris, lui jeta sa bénédiction, et, lançant à Alliaga un coup d’œil de triomphe, fit signe au cortége de continuer sa marche.

Derrière eux s’avançaient les deux prisonniers, dont il était impossible de distinguer les traits, car ils étaient couverts du carracha et du san-benito, qui cachaient leur taille et leur figure. Aïxa et Yézid étaient chacun entre deux moines aux formes vigoureuses et athlétiques qui veillaient sur les prisonniers et en répondaient corps pour corps. La marche était terminée : par un détachement nombreux de familiers du saint-office, armés de piques, de hallebardes et de pertuisanes.

Le peuple s’était relevé après le départ de Ribeira, et encore sous l’impression du respect, il continua à garder le silence à la vue de ces armes qui, de loin, avaient un aspect d’autant plus redoutable, qu’on ne voyait pas les soldats qui les portaient.

Le seul mouvement qui se fit dans la foule fut produit par les curieux, qui abandonnèrent la place de l’Inquisition, et coururent par des rues détournées pour apercevoir de nouveau le cortége sur un autre point.

À la vue de ce premier échec, Alliaga avait pâli, mais il avait cherché à cacher son trouble aux yeux de l’inquisiteur, qui l’observait. Le cortége continua sa marche solennelle. Partout le même calme, partout un morne silence. On voyait bien sur chaque visage un air d’indignation et de colère, mais de colère concentrée, qui n’osait se manifester. Alliaga n’apercevait aucune figure de connaissance ; seulement, au coin de la rue de la Taconnera, il aperçut Gongarello monté sur une borne. Ses traits respiraient un air séditieux ; mais au moment où le cortége passa, il ôta brusquement son chapeau et, tout en s’inclinant, il murmura entre ses dents :

— Les lâches ! pas un seul n’ose se prononcer !

Le pauvre Gongarello n’était pas seul à penser ainsi ; ses voisins étaient comme lui indignés, et tous, au passage du cortége, saluaient et baissaient les yeux.

Alliaga pouvait se soutenir à peine ; il sentait ses genoux fléchir. Encore une rue et on allait arriver à, la place où s’élevait le bûcher. Il délibérait lui-même si, la croix à la main, il ne fallait pas s’élancer au milieu du peuple, l’appeler à la révolte et se mettre à sa tête.

Il s’était arrêté à ce parti et allait l’exécuter, lorsqu’à l’entrée de la rue le cortége fut entravé un instant par un homme du peuple qui traînait une petite charrette de légumes et qui n’avait pu se ranger assez tôt. Les alguazils et les familiers du saint-office voulurent le forcer à presser le pas, il tomba ; sa charrette renversée intercepta le passage et fit refluer une partie du cortége, parmi lequel commença à se mêler quelque désordre.

Ribeira, furieux, fit signe d’avancer. Les familiers frappèrent alors avec le bois de leur hallebarde le paysan, qui était resté à terre et qui semblait ne pouvoir se relever ; mais à ces coups de bâton rudement assénés, le blessé se retrouva sur ses pieds avec une