Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/385

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
379
piquillo alliaga.

Alliaga, le regardant avec mépris, lui montra du doigt la lettre et lui dicta l’adresse suivante :

« Au senor Barbastro, lieutenant de marine, dans les gorges de Savora, aux environs de Pampelune. »

Cette fois, toute la pénétration de Juan-Baptista fut en défaut ; et tout en écrivant, il ne put que répéter :

— Je t’estime, Piquillo ! c’est plus fort que moi ! je t’estime ! sans compter que tu as commencé avec moi, ça ne s’oublie pas ! et depuis, nous avons, chacun de notre côté, fait bien du chemin… tu as fait le plus beau !… j’en conviens.

Sans écouter plus longtemps le capitaine, et sans daigner lui répondre un seul mot, Alliaga prit la lettre et sortit. La porte du cachot se referma sur le fils de la Geronima, sur le descendant des ducs de Santarem, qui, plongé de nouveau dans l’obscurité, resta livré à ses réflexions morales et autres.

La lettre du capitaine fut remise à Pedralvi, qui, bien armé et muni d’une bourse de deux cents piastres, sortit de Pampelune le soir même, et se rendit aux gorges de Savora, pour s’entendre avec le nouveau corps d’armée qu’il allait prendre à sa solde.

Huit heures sonnèrent au couvent de Saint-Dominique. Une demi-heure après, Acalpuco était à la porte de son nouveau maître. Celui-ci lui donna ses instructions, non par écrit, mais de vive voix, les lui fit répéter deux fois, et descendit après avec lui dans les jardins de l’inquisition.

Acalpuco se plaça près du bosquet où il était le matin, et immobile attendit M. de Latorre. Alliaga s’était caché dans l’épaisseur du massif, à deux pas de son nouveau serviteur, et tenait dirigé contre lui un pistolet, que celui-ci ne pouvait voir, attendu l’obscurité, mais il croyait toujours en sentir le canon effleurer ses reins.

À neuf heures précises, une petite porte en bois noir, garnie de lames de fer, s’ouvrit non loin du massif, et M. de Latorre parut enveloppé de son manteau. En deux pas il fut près d’Acalpuco.

— Eh bien ! quelle nouvelle ?

— Le grand inquisiteur a reçu la lettre de votre maîtresse, répondit le moine d’une voix un peu tremblante. Il m’a dit de vous dire qu’il ferait usage du bon avis qu’on lui donne.

— Très-bien.

— Qu’il ne répond point par écrit parce que dans sa position il ne le peut pas.

— Je comprends.

— Mais que demain soir, à pareille heure, il attendra madame la comtesse.

— Je le lui dirai.

— C’est moi qui serai chargé de la recevoir ici et de la conduire chez monseigneur.

— À merveille. Bonne nuit, frère Acalpuco.

— Bonne nuit, seigneur de Latorre.

Le valet de chambre s’éloigna. La porte des jardins se referma sur lui, et Acalpuco, à peine encore revenu de son émotion, se retourna vers le massif, et dit à demi-voix :

— Est-ce bien, mon maître ?

— Oui. Retire-toi maintenant, et songe à tes promesses sinon, je n’oublierai pas les miennes.

Une heure plus tard, toutes les lumières étaient éteintes dans le palais de l’inquisition, et chacun se préparait aux grands événements du lendemain.


LXXXVI.

la procession.

La journée s’annonça sombre et triste. Pas un rayon de soleil ; le ciel était couvert de nuages épais ; bientôt la pluie commença à tomber et ne cessa point de toute la matinée. C’était une circonstance fâcheuse pour Alliaga et pour ses amis, qui avaient besoin d’un grand concours de monde, car la foule hésite à sortir de chez elle quand il fait mauvais. Les plus belles émeutes se font par le beau temps.

Pendant la nuit, et par les soins de l’inquisiteur, le bûcher s’était élevé sur la grande place de Pampelune ; un triple rang de soldats de la sainte Hermandad en défendait les approches, et permettait aux gens du saint tribunal de s’occuper des apprêts du supplice. Acalpuco était à son poste et donnait ses ordres comme premier tortionnaire, c’est-à-dire bourreau du saint-office. Il avait déjà commencé à allumer le bûcher, qui, vu la pluie continuelle, avait grand’peine à s’enflammer.

Toutes les cloches de Pampelune sonnaient à grande volée. Le peuple, malgré le mauvais temps, commençait à se répandre dans les rues, mais chacun se regardait en silence et avec crainte ; il semblait que l’approche du moment fatal eût glacé tous les courages et paralysé les bruyantes résolutions de la veille.

Alliaga, quoique saisi d’une angoisse mortelle, était animé et soutenu par les dangers mêmes qu’il allait courir, par les chances de l’entreprise dont il était l’âme et le chef ; et puis son parti était pris : il savait bien qu’il délivrerait Aïxa et Yézid ou qu’il mourrait avec eux. Le plus à plaindre de tous était le malheureux roi, à qui il n’était pas permis d’agir, et qui, en proie aux douleurs et aux appréhensions les plus vives, ne pouvait influer en rien sur les événements et se voyait forcé de les attendre. Retiré dans l’endroit le plus reculé de son palais, à genoux dans son oratoire, il tremblait et priait pour la duchesse de Santarem, et lorsque, le matin, Alliaga entra chez lui, il crut voir un ange sauveur ; il n’espérait pas encore de nouvelles, mais il voulait du moins parler de la duchesse de Santarem, de son amour et de ses craintes pour elle.

— Courage, sire, courage ; il y a bon espoir ; nous délivrerons Aïxa, je vous le promets.

— Et par quels moyens ?

— Votre Majesté peut s’en rapporter à nous. Les projets du grand inquisiteur seront déjoués.

— À la bonne heure ; mais en respectant l’inquisition, entendez-vous bien ?

— Oui, sire.

— Pas d’éclat, pas de scandale.

— Nous y tâcherons, sire. La procession va se mettre en marche ; je cours au milieu du danger.