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piquillo alliaga.

Vive Alliaga ! Qu’il ne nous quitte pas ! qu’il reste toujours grand inquisiteur !

Ribeira les entendait, et pas une acclamation, pas un souvenir, pas un regret pour lui. Il laissa tomber sa tête sur sa poitrine et murmura avec douleur :

— Même en fait de sainteté, qu’est-ce donc que la popularité, ô mon Dieu ?

Alliaga cependant avait peine à modérer sa joie. Ses vœux étaient comblés ; il était sûr maintenant du rachat de tous les siens ; il espérait bientôt leur rendre une patrie.

— Ô Albérique ! se disait-il, toi qui m’as nommé ton fils ! Yézid, Aïxa, vous tous qui m’avez reçu parmi vous comme un frère, vous reconnaitrez que j’en étais digne, et que ma dette est payée.

Alliaga n’avait voulu se séparer ni de Pedralvi ni des fidèles compagnons qui l’avaient si courageusement servi. Loin de lui, ils pouvaient courir quelques dangers ; il les avait emmenés, et eux seuls composaient presque toute sa suite. Ils avaient voyagé sans attirer l’attention, évitant les grandes villes, et autant que possible ne marchant que de nuit. Aussi il était nuit close quand ils arrivèrent au Val-Paraiso.

C’était aussi le soir qu’Alliaga y était entré pour la première fois ; mais quelle différence ! c’était alors le bruit et le mouvement d’une nombreuse famille ; les lumières brillaient aux croisées de la ferme et de la fabrique ; les chiens aboyaient, saluant le retour du maître ou annonçant l’arrivée du voyageur ; les serviteurs allaient et venaient, ouvrant à l’étranger la porte hospitalière, ou s’empressant de le servir.

Ce soir-là, tout était muet, sombre et solitaire, et le marteau retentit plus d’une fois avant qu’aucun pas se fit entendre.

— Qui va là ? dit avant de tirer les verrous une voix faible et tremblante.

Pedralvi avait reconnu celle de Juanita, et il s’écria :

— Enfants d’Ismaël !


LXXXIX.

l’aveu.

À ces accents Juanita poussa un cri, la porte s’ouvrit, et les serviteurs de Delascar d’Albérique se virent encore une fois sous ce toit protecteur et près de ce foyer qu’ils appelaient tous le foyer paternel.

Fernand n’était point au Val-Paraiso ; il y avait conduit le frère et la sœur et habitait, non loin de là, son château d’Albayda.

Juanita prit Alliaga par la main et le mena dans la chambre d’Yézid, qui était seul. Les deux frères s’embrassèrent, et Alliaga ne voyant pas Aïxa la demanda avec inquiétude.

— Ne crains rien, frère, je vais te mener près d’elle.

Yézid alluma alors une lampe, fit jouer le ressort secret que lui seul connaissait, et s’avança dans le souterrain.

— Vois-tu, frère, dit-il à Alliaga, qui le suivait, regarde bien, examine bien. Peut-être nos jours sont-ils comptés, à ma sœur et à moi. Toi seul alors seras maître de ce secret, à toi seul appartiendront tous ces trésors. Tu viendras y puiser pour secourir nos frères malheureux ; c’est pour cela que mon père les a amassés.

— Fernand d’Albayda connaît-il ce secret ? demanda Alliaga.

— Non ! toi, moi et Aïxa ! pas d’autres ! Parmi les Espagnols, une seule personne autrefois… c’était une femme… a appris ce secret, par moi, et elle l’a emporté avec elle !

— Elle n’est plus ?

— Pour vous tous, répondit Yézid, car, pour moi elle existe toujours !

Et s’arrêtant près du rocher où il avait autrefois cueilli un bouquet de grenade, il semblait regarder une personne invisible et présente, et ses lèvres murmurèrent un nom qu’Alliaga ne put entendre, mais qu’il devina.

Ils arrivèrent à un appartement souterrain richement décoré, celui où s’était réfugié autrefois don Juan d’Aguilar ; c’était là que reposait Aïxa, si l’on pouvait appeler repos quelques instants d’un sommeil brûlant et agité.

À la vue de Piquillo un rayon de bonheur éclaira tous ses traits. Elle venait de s’éveiller et lui tendit la main en lui disant :

— Toi encore ! même à mon réveil !

— Tu rêvais donc à moi ! s’écria Alliaga.

— Oui, frère ! je révais que notre bon ange veillait sur nous ; tu ne pouvais être loin ! mais te voilà en réalité !.. je t’aime mieux ainsi !

Et elle conservait la main d’Alliaga dans les siennes.

Il ne lui répondit pas. Il la regardait !

Au premier mouvement de plaisir causé par la vue d’Aïxa avait succédé un sentiment d’inquiétude et de crainte. L’altération de ses traits était bien plus sensible que quelques jours auparavant ; et cependant elle était si belle encore !

— Tu souffres ? lui dit-il.

— Non, je suis bien, dans ce moment surtout ; parle-moi de toi, de ton amitié ; ces paroles-là sont si douces et il y a si longtemps que je ne les ai entendues.

— J’apportais de graves nouvelles, dit Alliaga, et peut-être n’es-tu pas en état de les entendre.

— Serait-ce quelques nouveaux tourments ? dit Aïxa ; ne crains rien, je suis forte ! ma vie, à moi, c’est la souffrance, et je dois vivre encore, et beaucoup, je le sens ! Parle, mon frère, nous t’écoutons, Yézid et moi, et puis maintenant, il n’y a pas de malheurs qui puissent nous vaincre, nous sommes trois !

Alliaga raconta alors les desseins qu’il avait formés de faire révoquer l’édit de bannissement et de rendre aux Maures d’Espagne leurs biens, leurs familles et leur patrie.

Aïxa, dont l’âme ardente se ranimait à l’idée seule d’un noble projet ou d’une pensée généreuse, Aïxa, lui serra la main en répétant :

— C’est bien ! frère ! c’est bien !

— Mais l’exécution d’une pareille idée demandera peut-être bien des sacrifices.

— Nous n’hésiterons pas !

— Et si ce sacrifice dépend de toi ?