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piquillo alliaga.

À chaque instant Fernand et Yézid demandaient à la jeune fille comment elle se trouvait.

— Toujours de mieux en mieux, répondait-elle avec un doux sourire.

Et ils étaient rassurés ; Alliaga seul ne l’était pas.

Plus il regardait sa sœur, et ses yeux ne la quittaient pas, et plus il lui semblait reconnaître sur tous ses traits les traces du mal terrible et lent qui avait consumé la reine.

Ainsi qu’elle, Aïxa ne souffrait pas ; mais c’était la même faiblesse, la même pâleur. Rien ne pouvait rappeler la vie fugitive qui, de jour en jour, s’éteignait en elle.

Quand Fernand, quand Yézid ou Alliaga s’éloignaient, une vive inquiétude se peignait dans tous ses traits, son œil les suivait comme on suit l’ami qui s’éloigne et que peut-être on ne doit plus revoir.

— Ne me quittez pas ! leur disait-elle ; je suis si heureuse auprès de vous ! Et ce bonheur-là je n’en veux pas perdre un seul instant, j’en suis avare !

Enfin on arriva sans danger à Grenade.


XC.

l’alhambra.

Palomita la mercière n’existait plus depuis longtemps ; mais sa fille, la sœur de lait d’Aïxa, établie par les bienfaits de la famille d’Albérique, avait épousé un des gardiens de l’Alhambra, Nicolo Matéo, Maure d’origine, et dont le père, Aben-Agile, avait combattu avec Delascar dans les Alpujarras.

L’Alhambra n’offrait pas alors l’aspect des ruines qui affligent aujourd’hui l’œil du voyageur ; mais déjà cette antique demeure des rois était abandonnée et déserte. Matéo le gardien, Lolla, sa femme, et quelques employés nommés par le gouverneur de Grenade, occupaient seuls ces longues galeries, où souvent eux-mêmes s’effrayaient du bruit de leurs pas.

C’était à Matéo et à Lolla que Yézid avait fait demander asile.

Ceux-ci, qui lui devaient tout, s’étaient empressés de mettre à sa disposition les trois cent soixante-cinq chambres de l’Alhambra, car on prétend que cet immense édifice avait alors autant d’appartements que de jours dans l’année ; Yezid et Aïxa se trouvaient donc installés dans l’ancienne demeure des rois maures ; ils étaient là plus en sûreté, et surtout plus secrètement que dans le meilleur hôtel de la ville.

Lolla avait choisi pour sa jeune maîtresse un appartement dans la tour de Comarès. D’un des balcons, l’œil découvrait toute la plaine de Grenade avec ses montagnes couvertes de neige, ses vallées ombragées et fertiles, ses tours mauresques, ses dômes gothiques, ses édifices en ruines et ses jardins en fleur.

Au pied de la tour était la cour de l’Alberça et son grand vivier, entouré de roses. Plus loin, la cour des Lions avec sa fameuse fontaine et ses légères arcades. Au centre de l’édifice le petit jardin de l’Indaraxa, que ses buissons et ses arbustes faisaient paraître de loin comme une brillante émeraude.

Alliaga, plongé dans de profondes et tristes rêveries, contemplait, appuyé sur le balcon de la tour de Comarès, la dernière descendante des rois Maures venant chercher un tombeau peut-être dans le palais de ses ancêtres. Mais ces sombres idées, il ne voulait pas y croire, il les repoussait loin de lui, lorsque Carmen, prévenue en secret de l’arrivée d’Aïxa, s’élança dans l’appartement.

Aïxa lui tendit les bras ; mais trop faible en ce moment pour supporter une pareille émotion, elle tomba sans connaissance, et pendant qu’on s’empressait de la rappeler à la vie, Carmen contemplant sa sœur et le changement de ses traits, poussa un cri d’effroi. Alliaga se rapprocha d’elle et lui dit à voix basse :

— Comme la reine, n’est-ce pas ? comme la reine !

— Ah ! je n’osais pas le dire ! s’écria Carmen tremblante.

— Et moi, j’en suis sûr, se dit Alliaga en frémissant.

— C’est pour toi que je suis venue, Carmen, lui dit Aïxa quand elle eut repris ses sens, C’est la semaine ; prochaine, je crois, que tu prononces tes vœux et prêtes serment comme abbesse des Annonciades ?

— Oui, ma sœur.

— Aussi, tu le vois, je suis venue pour t’embrasser, pour te parler, et je n’en ai pas la force… Mais plus tard je le pourrai… Laisse-moi aujourd’hui tout entière au plaisir de te retrouver.

Pendant plus d’une heure, Alliaga et Carmen prodiguèrent à Aïxa les soins les plus tendres et les plus touchants. Elle parlait à peine, mais elle les regardait et souriait.

— Nos beaux jours sont revenus, leur dit-elle, nous voici comme au temps de notre enfance ; ne vous semble-t-il pas que cette porte va s’ouvrir, que don Juan d’Aguilar, ton père, va revenir ?.. Oui, je vais le revoir, continua-t-elle, oui… il y a si longtemps, que cela me fera bien plaisir. Ce qui me fera de la peine, c’est de vous quitter… mais il y aura un endroit plus beau encore que celui-ci, dit-elle en montrant de sa fenêtre ouverte les riches bosquets et les jardins en terrasse du Généralife… un endroit où, Maures et chrétiens, nous pourrons tous nous aimer sans crime, sans remords, et toujours… toujours !.. ce mot que répète si souvent mon frère Yézid, et qui le console…

Carmen se mit à fondre en larmes.

— Que vous ai-je dit ? s’écria Aïxa en revenant à elle ; pardonnez aux rêves d’une malade qui demain sera guérie… Oui, demain il n’y paraîtra plus. À demain, Carmen… je t’attends.

Quand elle le voulait, son amitié avait tant de charme et de séduction, qu’elle rassura Carmen et la renvoya presque contente. Elle l’avait trompée. Tournant alors ses yeux vers Alliaga, elle s’efforça aussi de lui rendre le calme.

— Non ! non ! s’écria-t-il en tombant à ses genoux, ce n’est pas moi que l’on abuse. Aïxa, dis-moi la vérité tout entière, tu le peux.

Et baissant la voix, il ajouta en portant la main sur son cœur :

— Si tu savais ce qui se passe là, tu verrais que je puis maintenant tout apprendre et tout souffrir.

— Eh bien ! lui dit-elle, je voulais, à toi et à tous