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piquillo alliaga.

les miens, vous épargner des adieux bien cruels. Prête à partir, et pour toujours, je voulais du moins vous cacher le jour et l’instant du départ. Toi seul le sauras, Piquillo.

Puis le regardant comme au fond du cœur avec une expression de douleur, de tendresse et de compassion, elle lui dit :

— Piquillo, mon frère, toi peut-être à qui j’ai fait le plus de mal, je t’en dois récompense : tu me fermeras les yeux comme tu as fermé ceux de la reine.

— De la reine ! s’écria Piquillo épouvanté. Tu sais donc…

— Oui, répondit froidement la jeune fille, je sais le sort qui m’attend ; j’en suis sûre, je n’en ai jamais douté. Te rappelles-tu ce flacon de cristal qui venait de la comtesse d’Altamira, ce flacon que je t’ai pris et qui n’est plus sorti de mes mains ?

— Eh bien ? dit Alliaga en se soutenant à peine.

— Eh bien, à bord du San-Lucar, quand je me suis vue au pouvoir de ce Juan-Baptista et de ses compagnons, il fallait choisir entre la mort et le déshonneur… Tu aurais fait comme moi, frère, tu n’aurais pas hésité.

— Ah ! noble fille ! s’écria Alliaga en étendant vers elle ses mains tremblantes pour la bénir.

— Je croyais, continua-t-elle, qu’en prenant, non pas quelques gouttes, mais le flacon tout entier, l’effet de ce poison serait terrible et subit, mais non, ce jour-là tout nous trahissait, même la mort, que nous implorions, et, sans le vaisseau envoyé par toi et qui nous a délivrés, mon désespoir même eût été inutile !

Maintenant, frère, tu sais tout ; la mort vient lentement, mais elle vient, et rien ne peut m’y soustraire ; tu m’aideras à l’attendre et tu garderas mon secret.

Elle lui fit signe de se taire, car d’Albayda entrait en ce moment.

Alliaga alla au-devant de Fernand et lui serra la main avec une expression que celui-ci ne put comprendre, et qu’Alliaga lui-même ne s’avouait peut-être pas. Sans doute son noble cœur s’accusait ainsi et demandait pardon à un ami d’un mouvement de haine involontaire que la pitié avait déjà réprimé. On ne peut en vouloir aux malheureux, et Fernand d’Albayda l’était tant !.. Il allait perdre Aïxa !

Le lendemain, Fernand se trouva seul, un instant, avec la jeune fille. Elle l’avait accueilli, le sourire sur les lèvres, et avait elle-même amené la conversation sur les derniers événements ; elle lui parlait du couvent des Annonciades et du courage qu’il avait déployé lorsqu’il avait sauvé Carmen du milieu de l’incendie. Mais vous ignorez, lui dit-elle, les scènes qui avaient précédé ce moment terrible.

Et elle lui raconta alors avec émotion, l’instant solennel et suprême où les flammes les environnant de toutes parts, Carmen s’était jetée dans ses bras, et, prête à mourir, avait laissé échapper le secret de son cœur et de son généreux dévouement !

Fernand, pâle et tremblant à ce récit, se sentait déchiré de désespoir et de remords.

— Oui, s’écria Aïxa, devinant les combats qui se livraient en lui ; oui, c’est pour nous que Carmen s’est sacrifiée ; c’est pour que nous fussions heureux qu’elle s’est condamnée au malheur. Dans le silence du cloitre et sous le voile de l’abbesse, on aime encore, et elle vous aime, Fernand, elle vous aimera toujours ! Elle en mourra, c’est là son désir, son espoir, et si don Juan d’Aguilar nous demande un jour, à vous et à moi, comment nous avons tenu nos serments, que pourrons-nous lui répondre ?

— Oui, s’écria Fernand hors de lui, vous avez raison ; il m’accusera de parjure ! Mais puis-je dire à mon cœur de ne plus battre pour Aïxa ? puis-je empêcher mon âme et mes pensées de voler vers vous ? Toute l’affection et l’amitié si tendres que j’ai vouées à Carmen peuvent-elles se changer en amour ?

— Peut-être ; elle en est si digne, elle le mérite tant.

— Que voulez-vous dire ? s’écria le jeune homme avec effroi ; voudriez-vous manquer vous-même à vos promesses ?

— Jamais, jamais ! répondit-elle, mais je ne suis qu’une pauvre Maure, et je suis superstitieuse. Cette nuit j’ai vu mon père qui me tendait les bras. S’il me rappelait à lui !..

— Ce n’est pas, ce n’est pas ! vous vous abusez.

— Je l’espère, Fernand, j’espère vivre pour vous, qui m’avez tout donné et tout sacrifié. Mais cependant, continua-t-elle en levant sur lui ses grands yeux noirs si expressifs, mon père me regardait avec joie et tendresse, et je l’ai bien entendu, il a murmuré ce mot : Viens !

S’il me rappelait à lui, Fernand ?

— Aïxa, je vous en supplie, ne dites pas cela.

— S’il me rappelait, répéta avec force la jeune fille, m’aimerais-tu assez, Fernand, pour me donner une dernière preuve d’amour, plus forte que toutes les autres ? Veux-tu que je puisse me présenter devant mon père et devant Juan d’Aguilar sans crainte et sans remords ? veux-tu, si je dois te quitter, que je parte heureuse… même en te quittant… le veux-tu ?

Le noble Fernand d’Albayda la regarda en pâlissant ; mais il rassembla tout son courage, et lui dit :

— Toi qui es mon âme et ma vie, commande, j’obéirai.

— Eh bien ! si je meurs, jure-moi d’épouser Carmen.

Fernand se jeta en sanglotant à ses genoux, et lui répondit :

— Je le jure !

Depuis ce moment, et comme si ce dernier effort eût épuisé tout son courage, Aïxa sentit la vie l’abandonner chaque jour et presque à chaque instant. Entourée d’Yézid, de Piquillo et de Fernand, elle avait à peine la force de leur parler, elle n’avait que celle de les aimer.

Le surlendemain, Carmen vint encore la voir. C’était dans deux jours, c’est-à-dire le dimanche suivant, que la jeune fille recevait, des mains de l’archevêque de Grenade, le titre et le pouvoir d’abbesse des Annonciades.

— Déjà ! s’écria Aïxa. Et elle ajouta en elle-mème : J’ai bien fait de me hâter.

Puis regardant sa sœur, elle lui dit :

— Tu n’es donc pas encore obligée avant deux jours de porter cette robe et cette guimpe qui m’affligent.

— Et pourquoi ?

— Te le dirai-je ! je te cherche en vain telle que tu