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piquillo alliaga.

le ciel, chargé d’électricité, permettait à peine de respirer, et Piquillo haletant, oppressé, se réveilla tout à coup en sursaut. Il faisait grand jour. Une main forte et vigoureuse le secouait vivement, et en ouvrant ses yeux à moitié endormis encore, quelle fut sa surprise, ou plutôt le vertige qui vint le saisir, quel froid soudain circula dans toutes ses veines ? c’était sortir du ciel pour retomber dans l’enfer ; car le démon, la bête fauve qui était là devant lui, le serrant d’une étreinte mortelle, c’était Juan-Baptista Balseiro !… c’était le capitaine lui-même.

Il était dans un affreux désordre… couvert de sang, noirci par la poudre et ses vêtements déchirés. Il tenait à la main la bourse et les riches tablettes qu’il venait d’arracher à Piquillo endormi, et le regardant avec un contentement et un rive féroces :

— Ah ! ah !… tu pensais m’échapper !… tu me croyais déjà mort… tu as appris bien vite à trahir ceux qui t’ont nourri, à les dénoncer, comme un espion… comme un alguazil !

— Moi ! s’écria Piquillo tremblant.

— Oui… cet officier et ces cavaliers que tu nous as envoyés voulaient déjà réaliser la prédiction de ton complice, de ce damné hérétique et sorcier, le Maure Gongarello, que nous retrouverons.

— Seigneur capitaine, j’ignore ce que vous voulez dire.

— Bien… bien… nous allons faire nos comptes, comme disait le barbier ! Envoyés par toi et guidés par les instructions que tu leur avais données, ils ont cerné l’hôtellerie de Buen Socorro ! et comme je refusais de me rendre… ils y ont mis le feu, les soldats du roi, oui, entends-tu bien ? ils ont mis le feu à ma maison, à ma propriété ; le Maure Gongarello avait prédit que je serais brûlé, et il s’était arrangé avec toi, pour que la prédiction ne tardât pas à s’accomplir !

— Écoutez-moi, monsieur le capitaine,

— Est-ce qu’ils ont rien écouté ? est-ce qu’ils n’ont pas tiré sur nous pendant que nous cherchions à nous sauver des flammes !… Que l’enfer les extermine, eux et mes compagnons qui se sont laissé tuer où prendre comme des renards dans leurs terriers… tous braves gens, qui valaient mieux que toi et moi. Les soldats du moi comptaient bien me prendre… mais je suis le seul, où à peu près, qui leur ait échappé au milieu des balles… et je ne serai pas pendu ! et c’est toi, Piquillo, toi, qui vas l’être à l’instant, et de ma main.

— Je ne suis pas coupable, seigneur capitaine, je vous le jure ! s’écria Piquillo tremblant, écoutez-moi !

— Est-ce que tu me prends pour un corrégidor, ou pour un conseiller de justice ? est-ce que tu crois que je vais m’amuser à t’écouter ? J’ai juré que toi, ton satané barbier, et surtout cet incendiaire, don Fernand d’Albayda, vous ne finiriez vos jours que de ma façon, et je vais commencer par toi, en attendant les autres.

Et tenant toujours Piquillo vigoureusement serré de la main gauche, il arrachait de la droite quelques branches jeunes et flexibles pour en faire un lien. Quand il en eut détaché ainsi une demi-douzaine des plus belles et des plus longues, il se mit tranquillement à les tresser, après avoir d’abord et sans efforts renversé le pauvre enfant, l’avoir couché à terre et s’être assis sur lui. Dans cette position et loin de pouvoir s’échapper, Piquillo courait plutôt risque de rester sur la place, étouffé par le poids énorme qui pesait sur lui ; mais le capitaine, qui, sans doute, prenait plaisir à ce nouveau supplice, continuait son travail, sans avoir l’air d’y faire attention, et en fredonnant un petit air catalan.

— Grâce ! monsieur le capitaine, grâce ! murmurait Piquillo d’une voix sourde et étouffée.

— Grâce, dis-tu ? grâce à toi ! Par ma mère, la Géronima, et le noble gentilhomme qui fut mon père, je veux bien t’octroyer une faveur, parce que tu sais, Piquillo, que je l’ai toujours aimé. Je voulais te faire aller loin, et ce n’est pas ma faute, pauvre étourneau, si tu ne t’élèves pas plus haut que la première branche d’un chêne… Mais, du moins, je te laisse le choix, et de tous les arbres qui nous environnent, désigne toi-même celui sur lequel il te sera le plus agréable de percher.

Piquillo ne répondit pas, voyant bien que tout espoir était perdu et que rien ne pouvait fléchir ce cœur de tigre.

— Tiens, Piquillo, ajouta le capitaine en continuant de donner la dernière main à son travail, auquel il semblait se complaire, tiens, là-bas, au bord de la grande route, vois-tu ce chêne qui s’élève si haut et s’étend si loin… Il me semble que son ombrage te garantira du soleil… toi surtout qui es délicat et coquet… Hein ? Piquillo, qu’en dis-tu ? Celui-là me semble réunir tous les avantages désirables.

Piquillo ne répondit pas.

— Il a surtout à cinq pieds de terre une branche courte qui avance et paraît faite exprès pour y suspendre un fardeau… C’est commode… Et puis, si ce bel officier ou quelqu’un de tes amis passe par là, il aura le plaisir de te rencontrer sur la route et d’apprendre par toi comment se venge le capitaine Juan-Baptista. Cela me détermine, et Dieu aidant…

Piquillo comprit qu’il allait mourir, et il adressa en lui-même au jeune inconnu sa dernière pensée et son dernier adieu.

En ce moment un coup de feu se fit entendre dans la forêt.

Quoiqu’il fût bien éloigné du lieu où se passait la scène que nous venons de décrire, et quoique personne ne parût, par un mouvement involontaire, par un instinct de défense personnelle, le capitaine se leva brusquement et écouta d’où venait le danger. Mais en même temps, et plus rapide que lui encore, Piquillo, débarrassé de son fardeau, s’était relevé, et quand Juan-Baptista se retourna, son captif était déjà à quelques pas derrière lui. Se trouvant alors près de cet arbre élevé et touffu que le capitaine venait de mettre à sa disposition, Piquillo saisit le premier moyen de salut que lui présentait le ciel. Il avait fait plus d’une fois l’épreuve de ses talents ; et certain de son adresse en ce genre, leste et agile comme un chat sauvage, il s’élança sur l’arbre, et de branche en branche se trouva en un instant à dix, quinze, vingt pieds de terre. Son seul raisonnement, si toutefois il avait eu le temps de raisonner, c’est que dans ce