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piquillo alliaga.

pête et forcés de regagner les ports d’Espagne, sans avoir rencontré l’ennemi[1].

Pour se consoler de ce revers, le ministre aurait pu dire, comme Philippe II : « J’avais envoyé mes vaisseaux combattre les hommes et non les éléments », mais loin de se résigner, il y mit de l’obstination, et s’empressa de profiter de la première occasion de revanche qui s’offrit à lui, sans que son esprit superficiel et léger se donnât la peine d’en bien examiner et d’en peser toutes les chances.

L’Irlande venait de se révolter contre Élisabeth, et sous prétexte de porter secours aux insurgés, le nouveau ministre de Philippe II résolut de s’emparer de cette île. Sa grande étendue, son extrême fertilité, la commodité de ses ports, qui pouvaient assurer une retraite aux vaisseaux espagnols et mettre l’Espagne en état de disputer l’empire des mers à l’Angleterre et à la Hollande, étaient les raisons qui le déterminaient à tenter cette conquête.

De vieux conseillers de Philippe II, des généraux expérimentés, entre autres don Juan d’Aguilar, qu’on voulait charger de l’expédition, prétendaient que l’on se trompait gravement, en s’imaginant détacher aussi facilement l’Irlande de sa légitime souveraine, pour la ranger à tout jamais sous la domination espagnole : qu’une révolte passagère n’était pas une révolution ; qu’on ne trouverait point dans les insurgés tout l’appui qu’on espérait ; que, pour tenter la conquête de ce pays et lutter contre toutes les forces de la Grande-Bretagne, six mille hommes ne suffisaient point.

À cela, le comte de Lerma répondait, que les finances actuelles de l’Espagne ne permettaient pas d’équiper une armée plus considérable ; que la valeur suppléait au nombre, et que si don Juan d’Aguilar avait peur, d’autres que lui se chargeraient de défendre l’honneur des armes espagnoles.

D’Aguilar avait accepté ; c’était un défi qu’on lui adressait, et la fierté castillane avait parlé plus haut dans son cœur que les conseils de la raison et l’évidence des faits ; il était parti.

Seulement il avait demandé que, cette fois, la flotte ne fût pas commandée par Martin Padilla, son ennemi mortel et tout dévoué au comte de Lerma ; il avait choisi un brave officier, don Juan Guevara, avec qui il avait servi dans une expédition en Bretagne.

La traversée avait été heureuse ; le général en chef avait débarqué dans le port de Kinsalle avec quatre mille soldats, s’était emparé de la ville et s’y était fortifié. C’était un abri, un refuge en cas de revers. En même temps Occampo, son lieutenant, entrait à Baltimore avec son armée, et tous deux allaient marcher en avant, quand ils avaient appris que les insurgés venaient d’être vaincus et dispersés par le vice-roi d’Irlande ; que le comte de Tyronne, leur chef, s’était échappé avec les débris de ses troupes, formant à peine quatre mille paysans mal armés et découragés, et que le vice-roi, qui s’avançait rapidement à leur poursuite, commandait trente mille hommes d’excellentes troupes.

— Je l’avais prévu, avait dit froidement d’Aguilar, n’importe ! Allons à leur secours. Et il avait marché en avant.

Cependant le comte de Lerma, qui ne doutait point du succès d’une expédition imaginée et préparée par lui, regardait l’Irlande comme annexée désormais à la couronne d’Espagne, et s’occupait déjà de lui nommer un gouverneur. Il hésitait entre son oncle Borja et le comte de Lémos, son beau-frère, qu’il ne pouvait guère laisser à la vice-royauté de Navarre, où il était assez mal vu. Le système du ministre était d’appeler aux fonctions importantes du gouvernement tous ses parents d’abord, la monarchie espagnole n’étant considérée par lui que comme une maison, une famille dont il était le chef, et dont tous les siens étaient les principaux membres.

C’est ainsi qu’il avait nommé Bernard de Sandoval, son propre frère, à la fois archevêque de Tolède et grand inquisiteur, deux dignités, dont l’une donnait une grande considération auprès du clergé, et l’autre un pouvoir immense dans le pays.

Bernard de Sandoval était encore plus dangereux que son frère à la tête d’un gouvernement.

Le duc de Lerma, léger, insouciant, changeant facilement d’idées et de principes, selon les circonstances, n’avait, à proprement parler, aucun caractère. Bernard y Royas de Sandoval, son frère, croyait en avoir un : c’était une vertu tout espagnole, qu’en homme d’État il décorait du nom de fermeté, et qui n’était au fond que de l’entêtement, entêtement stupide et souvent féroce ; en effet, il n’abandonnait jamais une idée qui lui était venue, et il ne lui en venait presque jamais que de mauvaises.

— Je romps, disait-il, et ne plie pas ! et moi, disait le comte de Lerma, je plie pour ne pas rompre.

Du reste, il faut le dire, chacun avait les vertus de ses défauts. La légèreté du duc de Lerma n’excluait ni la bonté, ni la clémence, ni la générosité. Il était excellent pour tous les siens, pardonnait aisément les injures, accablait de présents et gorgeait d’or ceux même qu’il destituait. Quant à sa magnificence et à ses libéralités, odieuses au peuple espagnol, qui payait, elles semblaient naturelles au ministre, qui, regardant le royaume comme à lui, ne croyait donner que son bien.

Chez Bernard de Sandoval, au contraire, la dureté de caractère avait fait naître la sévérité et la régularité de mœurs ; il était pur, il était chaste, aussi économe que son frère était libéral, et n’ayant jamais eu aucune faiblesse ; il n’aimait rien, n’accordait rien, ne pardonnait rien ; au demeurant, fort estimé comme inquisiteur, et ayant toutes les qualités de l’emploi.

Le premier, il avait eu, sous Philippe II, la grande idée de l’expulsion des Maures et l’avait fait partager au comte de Lerma, qui maintenant la regardait comme sienne et considérait ce projet comme devant illustrer son ministère, en même temps qu’il consoliderait à jamais la foi catholique.

Restés, en effet, mahométans au fond du cœur, la plupart des Maures ne se conformaient qu’extérieurement aux pratiques de la religion chrétienne ; ils n’assistaient au sacrifice de la messe que pour éviter les peines qu’ils auraient encourues en y manquant ;

  1. Watson, Histoire de Philippe III, t. i, p. 62.