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ils présentaient leurs enfants au baptême, mais ensuite ils les lavaient avec de l’eau chaude, pour insulter au sacrement des chrétiens ; ils se mariaient à l’église, mais de retour dans leurs maisons ils en fermaient les portes et célébraient la noce avec les chants, les danses et les cérémonies particulières à leur nation. Conservant toujours l’espoir d’une prochaine délivrance, ils avaient entretenu pendant longtemps des intelligences avec les Turcs et avec les Maures d’Afrique. Quand les corsaires d’Alger débarquaient sur les côtes d’Andalousie, jamais les Maures, qui habitaient le rivage ne sonnaient la cloche d’alarme, ni ne prenaient les armes ; jamais aussi les Algériens ne pillaient les villages ou les habitations des Maures, tandis qu’ils réduisaient en esclavage les chrétiens qui tombaient entre leurs mains[1] ; il n’en fallait pas tant pour exciter, sous le règne précédent, les soupçons et armer la vengeance de Philippe II ; il avait résolu de proscrire leur culte et jusqu’à leurs costumes. Il leur avait ordonné de renoncer au langage moresque et de cesser entre eux tout commerce, toute relation ; il leur avait défendu de porter les armes, et, sous peine de mort, de se battre, même en duel, avec des chrétiens ; enfin il avait forcé les femmes à paraître en public, le visage découvert, et fait ouvrir les maisons qu’ils tenaient fermées. Ces deux règlements avaient paru insupportables à un peuple jaloux de conserver les usages de ses ancêtres. On les menaçait toujours, à la moindre révolte, de prendre leurs enfants pour les faire élever en Castille. On leur interdisait l’usage des bains, qui servaient à leur propreté autant qu’à leur plaisir. Déjà on leur avait défendu la musique, les chants, les fêtes, tous leurs divertissements habituels, toutes les réunions consacrées à la joie[2].

Les Maures, exaspérés, avaient pris les armes, dans les montagnes des Alpujarras, et s’étaient défendus avec tant de vigueur, qu’il avait fallu, pour les soumettre, l’élite des troupes d’Espagne, commandées par le frère du roi, par don Juan d’Autriche, le vainqueur de Lépante. Des flots de sang avaient coulé de part et d’autre, et il en avait coûté la vie à soixante mille Espagnols, rude leçon qui avait rendu les vainqueurs moins rigoureux et les vaincus plus résignés.

Ainsi, au commencement du dix-septième siècle, à l’époque où nous nous trouvons, et dans les premières années du règne de Philippe III, les Maures, autrefois conquérants, et, pendant huit cents ans, souverains de l’Espagne, qu’ils avaient éclairée et civilisée, les Maures avaient perdu successivement leur indépendance, leur religion, leurs mœurs et leurs coutumes. Il ne leur restait plus que le sol de la patrie conquise par leurs ancêtres ; mais ce sol, fécondé par leurs sueurs et enrichi par leurs travaux, ils commençaient à s’y attacher.

Les Arabes et les Maures avaient apporté en Espagne la culture du sucre, du coton, de la soie et du riz[3] ; grâce à eux, rien n’égalait la fertilité de la province de Valence. Elle fournissait à l’Europe tous les fruits des pays méridionaux. On y faisait trois récoltes par an ; à peine une moisson était-elle terminée, qu’on ensemençait de nouveau, et la douceur du climat faisait mûrir les grains toute l’année ; le travail le plus assidu, les moyens les plus ingénieux entretenaient et renouvelaient cette admirable fécondité.

Venus de l’Égypte, de la Syrie, de la Perse, pays essentiellement agricoles, les Arabes avaient apporté dans le royaume de Valence des procédés de culture qu’une pratique de trois mille ans avait perfectionnés.

L’industrie et le commerce ne leur devaient pas moins. Grâce à eux, Tolède, Grenade, Cordoue, Séville, possédaient des manufactures de cuirs et de soieries ; les draps verts et bleus que l’on fabriquait à Cuenca étaient recherchés sur les côtes d’Afrique, en Turquie et dans les échelles du Levant. Les lames de Tolède, les soies de Grenade, les harnais, les selles, les maroquins dorés de Cordoue, les épiceries et les sucres de Valence, étaient renommés dans toute l’Europe ; et contents du bonheur et des richesses que procure le travail, les Maures s’accoutumaient peu à peu à oublier le passé, à jouir du présent et à ne plus rechercher d’autres succès que ceux de l’industrie.

Ce peuple conquérant était devenu fabricant et agriculteur, et consentait à enrichir ses maîtres actuels, à leur payer d’énormes impôts, à leur donner toutes les jouissances du luxe et de la civilisation, ne demandant en échange que paix et protection pour les vaincus, pour leur famille et pour leur industrie.

C’est là ce que Bernard y Royas de Sandoval, le grand inquisiteur, et son frère le comte de Lerma ne pouvaient comprendre. Ils avaient mis en avant don Juan de Bibeira, patriarche d’Antioche et archevêque de Valence, connu par sa haine contre toute espèce d’hérésie ; et ce fougueux prélat avait présenté au faible monarque un mémoire secret, où il le suppliait de chasser du royaume tous ses sujets infidèles, lui conseillant de ne retenir que les adultes, pour travailler, comme esclaves, aux galères et aux mines, et les enfants âgés de moins de sept ans, pour les élever dans la religion chrétienne.

Le roi avait communiqué ce mémoire à son ministre et au grand inquisiteur. Le ministre était d’avis d’attendre une occasion favorable ; Bernard de Sandoval pensait qu’on ne pouvait trop se hâter ; mais il trouvait les mesures proposées par l’archevêque de Valence insuffisantes et surtout trop douces. Son avis était qu’on exterminât tous les Maures en masse, une seconde édition de la Saint-Barthélemy, où l’on n’épargnerait ni les femmes ni les enfants.

Cependant un semblable projet demandait de grandes précautions, un déploiement considérable de forces, une réunion imposante de troupes, et dans ce moment l’élite des troupes espagnoles était occupée dans les Pays-Bas et dans l’expédition d’Irlande.

Il fut donc convenu que le plus grand secret serait gardé. L’inquisiteur et le ministre en sentaient la nécessité ; il était plus difficile de la faire comprendre à l’archevêque de Valence, qui, fanatique de bonne foi, ne pouvait retenir les excès de son zèle et ne parlait ou n’entendait parler de ce projet qu’avec des

  1. Fondation de la régence d’Alger, t. i, p. 281. Fonseca, Justa expulsion de los Moriscos, p. 430.
  2. Mendoza, Guerra de Grenada, lib. i, p. 20, 241, édition de Valence.
  3. Itinéraire de l’Espagne, par Alexandre Delaborde.