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piquillo alliaga.

Les Espagnols, se battant avec leur valeur accoutumée, avaient longtemps soutenu le combat et rendu la victoire incertaine, mais abandonné lâchement par Tyrone et les Irlandais, d’Aguilar avait été obligé de faire sonner la retraite. Ralliant ses troupes et ne les laissant point entamer, il s’était jeté sur Kinsale et Baltimore, deux villes dont il s’était d’abord emparé.

Au lieu de lui venir en aide, les habitants de l’Irlande, frappés de terreur, s’étaient empressés, pour se soustraire à la vengeance d’Élisabeth, de faire leur soumission, sans s’inquiéter des alliés qui étaient venus les secourir ; dès lors l’expédition était devenue sans but, mais d’Aguilar avait voulu du moins conserver à son roi une armée dont tout le monde regardait le salut comme désespéré.

Attaqué, du côté de la terre, par le vice-roi et toute son armée, bloqué, du côté de la mer, par une flotte anglaise, le général espagnol avait fait dire au lord Montjoy qu’il s’ensevelirait sous les ruines de Kinsale et de Baltimore, qu’occupait alors son armée, et que si cette armée était perdue pour l’Espagne, ces deux villes le seraient également pour l’Angleterre.

Lord Montjoy, dont le cœur était noble et généreux, avait répondu à cette courageuse déclaration, en offrant à d’Aguilar la capitulation qu’il dicterait lui-même, et d’Aguilar avait exigé : qu’on accordât à ses troupes les honneurs de la guerre, qu’on les transportât en Espagne sur des vaisseaux anglais, avec leur artillerie et leurs munitions ; de plus, ne voulant même pas exposer à la colère du vainqueur les alliés qui l’avaient abandonné et trahi, d’Aguilar avait stipulé une amnistie pour les habitants de Kinsale et de Baltimore.

Tout lui avait été accordé !

— Et voilà, s’écria le vieillard avec indignation, voilà l’acte que l’on veut faire passer pour une lâcheté et pour une trahison. Ils ont dénaturé les circonstances et les faits. Ils m’accusent d’avoir traité avec des hérétiques, des excommuniés, et ne veulent m’écouter que lorsque je me serai constitué prisonnier de l’inquisition ; et comment du fond de ses cachots ma voix se ferait-elle entendre ? Ils auraient soin de l’étouffer, de publier des aveux mensongers que je ne serais pas là pour démentir.

J’ai fait un mémoire, le voici ; il faut qu’il soit lu, non par le duc de Lerma, mais par le roi, le roi lui-même.

C’est le service que j’attendais de mon neveu, don Fernand d’Albayda, à qui son âge accorde entrée au conseil. Nul autre que lui ne l’oserait maintenant, pas même le marquis de Miranda, notre parent, président de l’audience de Castille ; car ce serait se faire un ennemi du duc de Lerma, ce serait encourir sa disgrâce, et à présent en Espagne, dit le vieillard en baissant la tête, personne n’a ce courage.

— Si vraiment, répondit Yézid, qui venait d’écouter attentivement ce récit ; il est encore en Espagne des cœurs qui braveraient tout pour un ami : mais ceux-là ne sont pas à la cour.

— C’est-ce que je voulais dire, répondit d’Aguilar avec amertume.

— Ceux-là ne peuvent pas approcher le roi, continua Yézid… Mais il est d’autres moyens, je l’espère, d’arriver jusqu’à lui. Confiez-moi ce mémoire, et, avant une quinzaine de jours peut-être, il lui sera remis à lui… à lui-même, par une personne que nul ne soupçonnera et qui redoutera peu le duc de Lerma ; d’ici là, restez caché dans cet asile, où l’on ne pourra vous découvrir, et comptez sur moi.

Sans s’expliquer sur son projet, dont il désirait prendre sur lui seul tout le danger, Yézid voulait partir à l’instant même, au milieu de la nuit. On eut grand peine à le faire attendre jusqu’au jour.

Il employa ce temps à demander à d’Aguilar de nouveaux détails sur l’expédition d’Irlande, surtout sur lord Montjoy, que lui, Yézid, avait connu autrefois, à Cadix, au sujet d’une importante affaire, d’un traité secret de commerce entre les Maures de Valence et les sujets de la reine Élisabeth. Il conjura de nouveau d’Aguilar de prendre courage, lui promit un prompt retour, et s’arracha aux embrassements de son père et aux témoignages d’affection de ses fidèles serviteurs, tout attristés du nouveau départ de leur jeune maître.

À la cour cependant, et dans les principales villes du royaume, tout n’était que bals, fêtes, réjouissances pour l’arrivée et le mariage de la jeune reine.

Marguerite d’Autriche, la plus jeune des trois filles de l’archiduc Charles, n’était point d’une grande beauté ; mais elle était pleine de grâce, de franchise et d’abandon, et elle venait régner dans un pays où tout était gravité, dissimulation et étiquette. Jamais reine n’avait été moins faite pour l’Espagne.

Élevée, comme le sont presque toutes les princesses allemandes, dans l’intimité de la famille, dans une grande liberté d’action, dans une facile mais noble familiarité avec tous ceux qui l’entouraient, Marguerite avait conservé, de son pays, les idées exaltées qui devaient produire plus tard Werther, et la Marguerite de Faust.

Son imagination vive et ardente avait un côté tendre et mélancolique qui n’excluait point une douce gaieté, et ce caractère devait être assez difficilement compris dans le nouveau pays qu’elle allait habiter ; pays avec lequel elle formait une assez piquante opposition ; car l’azur de ses yeux contrastait avec l’œil noir des Andalouses, autant que la rêverie germanique avec le son des castagnettes et les poses animées du fandango.

La flotte qui l’avait prise à Gênes l’avait conduite à Valence, où le roi devait se rendre pour la cérémonie du mariage, et la cour l’avait précédée.

Marguerite avait été peu enchantée de Valence la belle, qui, avec ses rues étroites, tortueuses et impraticables, lui paraissait avoir usurpé son surnom. Elle avait fait son entrée par l’Alameda, ou la promenade publique, avait été reçue au palais du vice-roi, où toutes les dames de la maison lui avaient été présentées, et où don Juan Ribeira, patriarche d’Antioche et archevêque de Valence, l’avait haranguée et bénie. Marguerite s’était peu amusée ce soir-là, et ce qui surtout l’avait attristée, c’est que parmi toutes les grandes dames de la cour qui avaient paru au baise-main, et avec lesquelles elle allait passer sa vie, aucune ne lui avait inspiré de sympathie, ni de confiance. Il n’y en