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piquillo alliaga.

avait aucune qu’elle eût osé interroger ; et cependant elle avait tant de choses à demander !

C’était le lendemain que le roi devait arriver pour l’épouser, et elle ne connaissait rien de ce roi… que son portrait !… On lui avait dit seulement que, depuis longtemps, Philippe l’aimait et l’avait choisie ; que, du vivant du dernier roi, c’était un mariage convenu et arrêté, et en Allemagne il y a un grand respect et un grand charme attachés aux idées de fiancés, à ces engagements écrits dans le ciel, avant d’être réalisés sur la terre.

— Je lui appartiens déjà, se disait elle, je suis sa fiancée ! Je suis la femme de son choix, et cette seule pensée lui avait inspiré, sinon de la tendresse, au moins de la reconnaissance pour son royal époux. Elle aurait donné tout au monde pour connaître son caractère, ses goûts, ses idées, ses manières.

Mais à qui s’adresser dans cette cour où elle ne connaissait personne, où elle était étrangère, bien plus encore, où elle était reine, ce qui supposait que chacun refuserait ou craindrait de lui dire la vérité.

Ses femmes s’étaient retirées depuis longtemps, et Marguerite ne dormait pas, et elle ne pouvait dormir. Elle ouvrit une porte vitrée qui donnait sur les vastes jardins du palais. La nuit était superbe, l’air chaud et embaumé, partout un profond silence, des arbres élevés et d’épais ombrages. Marguerite se hasarda à faire quelques pas dans une allée, puis elle s’enhardit, s’avança plus loin, et se perdit sous des massifs de verdure.

— Au bout de quelques instants, elle crut entendre des voix de femmes dans un bosquet, et elle allait se retirer lorsque son nom et celui du roi frappèrent son oreille. La curiosité l’emporta, elle se cacha derrière des touffes de citronniers et de grenadiers, et écouta : c’étaient deux dames de la cour.

— Nous aurons des bals et des fêtes… Voici Sa Majesté Catholique enfin mariée ! ce n’est pas sans peine.

— Vous vous trompez, marquise, il n’y a jamais eu de difficultés pour marier le roi… au contraire…

— Au contraire, dites-vous… expliquez-moi cela, ma chère comtesse.

— Ne savez-vous donc pas comment ce mariage s’est décidé ?… c’est une histoire curieuse… Le duc de Lerma, qui depuis… l’ingrat !… mais alors j’avais toute sa confiance… le duc m’a raconté l’anecdote le soir même, sous le sceau du secret, car il avait une peur horrible du roi.

— Comme tout le monde, du reste.

— À commencer par son fils, dont la soumission et la faiblesse passaient toutes les bornes. Philippe II avait toujours craint que l’infant n’eût trop d’esprit ; il en croyait voir dans toutes ses actions.

— Pas possible !

— Il était si défiant ! aussi, dans sa profonde politique, avait-il formé le dessein de le rendre imbécile ; il avait fait en sa vie des choses plus difficiles ; mais bientôt il trouva lui-même qu’il avait trop bien réussi.

— Allons donc !

— C’est comme je vous le dis, et c’est justement à cela que se rapporte l’anecdote que je vous ai promise. Le feu roi voulait marier son jeune fils de son vivant… C’était une idée comme une autre, une idée paternelle et monarchique, et devant quelques personnes de la cour dont était le duc de Lerma, alors marquis de Denia, il lui déclara qu’il voulait lui donner pour femme une des trois filles de l’archiduc Charles d’Autriche.

— C’est vrai ! l’archiduc, je crois, en avait trois !

— Oui ! les princes allemands peuplent beaucoup ! et Philippe II, montrant à son fils trois tableaux magnifiquement encadrés, l’engagea à examiner attentivement ces trois portraits, ceux des trois princesses autrichiennes, et à désigner celle qu’il préférait pour sa femme. Devinez ce que fit le jeune prince ?

— Il les préféra toutes trois !

— Son père, tout dévot qu’il était, eût peut-être choisi ainsi ; mais le fils, s’inclinant respectueusement, répondit avec sa soumission accoutumée, qu’il s’en rapportait, pour une décision si importante, au jugement de Sa Majesté, — Mais, poursuivit le roi, il s’agit de votre goût. — Je m’en rapporte à celui de Votre Majesté. — De votre inclination. — Ce sera celle de Votre Majesté. — Mais enfin, il y a une de ces trois figures qui vous plaît le plus ? — Ce sera celle qui plaira à Votre Majesté. — Le roi proposa alors de faire porter ces trois portraits dans la chambre de l’infant, afin qu’il réfléchit et se décidât à loisir.

— C’est juste ! la nuit porte conseil.

— Le prince répondit que ce serait inutile, que son choix était fait d’avance, et qu’il était fermement décidé.

— À quoi ?

— À préférer celle que le roi désignerait. — Sa Majesté doit s’y connaitre mieux que moi, ajouta-t-il.

— C’était peut-être vrai !

— Et l’on eut beau faire, on ne put obtenir de lui aucune réponse. Les choses en restèrent là[1].

— Et qui donc enfin, dans cette grave affaire, a eu le pouvoir de décider ? Est-ce le duc de Lerma ?

— Non, mais un arbitre plus puissant que le ministre et que le feu roi lui-même, la mort, qui a enlevé successivement les deux filles de l’archiduc, de sorte que la princesse étant restée seule, a enfin obtenu la préférence.

— C’est heureux pour elle.

— Plus que pour Sa Majesté, qui n’avait pas tort d’hésiter si longtemps. À ce propos, demanda la marquise, comment trouvez-vous notre nouvelle souveraine ?

— Bien Allemande ! marquise.

— Et moi bien gauche ! comtesse.

— C’est ce que je voulais dire !

La reine avait à peine entendu ces derniers mots, qu’elle venait de s’enfuir, et sans que personne se fût douté de sa promenade, elle était rentrée dans son appartement, en se répétant : Choisie par lui !… Voilà comment il m’a choisie !… Ô mon Dieu !… mon Dieu !

Les illusions de la pauvre Marguerite, ce mariage écrit dans le ciel, ses rêves d’amour et de tendresse,

  1. Khevenhiller, Annal. Ferdin., de l’année 1598. Léopold Raulke.