Page:Scribe - Piquillo Alliaga, ou Les Maures sous Philippe III, 1857.djvu/57

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
51
piquillo alliaga.

— D’autres viendront vous offrir les clés de leurs cités ou de leurs forteresses ; nous, madame, dans nos personnes et dans nos biens, qui sont à vous, rien n’est digne de vous être offert ; mais on dit que la bénédiction d’un vieillard porte bonheur : permettez-moi d’appeler sur vous celle du ciel ! Soyez bénie, ô reine ! que le sceptre vous soit léger ! que tous vos jours soient heureux !

C’était la première fois, depuis que Marguerite était en Espagne, qu’on lui parlait un langage qui allait au cœur, un langage qu’elle pouvait comprendre et qui ne répondait que trop bien à ses secrets sentiments.

Pendant qu’autour d’elle les gens de sa suite se consultaient des yeux, incertains s’il fallait approuver ou blâmer la hardiesse du Maure, la reine lui tendit la main en lui disant :

— Fils des Abencerages, nous nous confions à l’hospitalité du Maure : Entrons !


X.

la visite de la reine.

La première cour était entourée de légères arcades formées par des sculptures à claire-voie, d’un travail presque aérien, et soutenues par de minces colonnes de marbre blanc. L’air était embaumé par des massifs de fleurs, et, à travers les portiques de la cour, on apercevait les jardins où brillaient le cactus, l’aloès, le câprier, l’astragale ligneux, la giroflée sauvage, et des palmiers indigènes dont les cimes dépassaient les bosquets d’oliviers et de grenadiers.

À gauche de la cour, un portail richement orné servait d’entrée à une grande pièce pavée de marbre blanc.

Une coupole ouverte y laissait pénétrer l’air extérieur et la chaude lumière du soleil couchant. Là, des jeunes filles, vêtues de l’habit mauresque, vinrent présenter à la reine des fleurs étrangères et nouvelles, qui jamais en Allemagne n’avaient frappé ses yeux : c’était la rose du Japon, le camélia rouge et blanc.

Marguerite regardait tout ce qui l’entourait avec étonnement, avec plaisir, avec une curiosité enfantine qu’elle ne prenait pas la peine de déguiser. Dans cette habitation d’un autre âge, elle se croyait d’un autre siècle ; elle n’était plus reine d’Espagne, mais simple voyageuse au pays et au temps des rois maures.

Dans la salle où fut servi le repas, la partie inférieure des murailles était incrustée de belles briques mauresques vernies, sur lesquelles on voyait les écussons des Abencerages ; la partie supérieure était revêtue de ce beau stuc inventé à Damas, qui se composait de grandes plaques moulées, jointes ensemble avec tant d’art, qu’elles paraissaient avoir été sculptées sur place en bas-reliefs élégants, ou en arabesques fantastiques, mêlées de chiffres, de vers, et d’inscriptions en caractères arabes. Les ornements des murs et de la coupole étaient dorés, et les interstices remplis par du lapis-lazuli ; autour de la salle étaient des divans et des ottomanes soyeuses, placées d’espace en espace.

Une eau limpide, coulant dans des coupes de marbre, entretenait une douce fraîcheur, tandis que des jeunes filles offraient aux convives des parfums, des sorbets et des fruits glacés.

Tout dans cette habitation offrait l’aspect du bon goût et du bien-être. Le luxe ne s’y montrait pas, il s’y cachait, et partout l’élégance semblait vouloir faire pardonner la richesse.

Pendant la soirée, Marguerite, qui aimait beaucoup plus à s’instruire que l’étiquette ne le permettait aux reines d’Espagne, Marguerite causa avec Albérique, et celui-ci lui parla, non pas des souvenirs glorieux et des conquêtes de ses ancêtres, mais de ce qu’ils avaient fait pour enrichir l’Espagne et la rendre heureuse, des lois sages et équitables qu’ils lui avaient données, des sciences et des arts protégés par eux, de l’encouragement accordé à l’agriculture, au commerce et aux manufactures.

Il lui parlait aussi, comme du sujet qui devait le moins ennuyer une jeune reine, de la galanterie des Maures, de leur esprit chevaleresque, de leur amour pour la gaie science, la poésie, la musique, et surtout pour les dames… Les heures s’écoulaient, et plusieurs fois la cameriera mayor avait, par ses gestes d’impatience, indiqué à sa souveraine qu’il était l’heure de se retirer.

Marguerite la comprit enfin ; elle se leva.

Au-dessus du porche intérieur régnait une galerie qui communiquait à l’appartement des femmes. On y voyait encore les jalousies à travers lesquelles les beautés aux yeux noirs du harem pouvaient voir, sans être vues, et assister aux fêtes qui se célébraient dans les salons d’en has.

La distribution et l’ornement intérieur des appartements avaient été bien changés depuis par Albérique, et la chambre la plus belle, la plus élégante, surtout la plus commode, celle qui d’ordinaire était la sienne, avait été cédée par lui à la reine.

Dès qu’elle fut seule, dès qu’elle fut délivrée des empressements et des soins de ses femmes, elle se mit à rêver à tout ce qu’elle avait vu.

On ne peut contempler en Espagne la mosquée de Cordoue, l’alcazar de Séville, l’Alhambra de Grenade ou d’autres monuments du même style, sans que les anciens souvenirs de romans ne se réveillent dans l’imagination et ne s’y associent. L’on s’attend presque à voir la blanche main d’une princesse faire un signe du balcon, ou bien un œil noir briller, derrière la jalousie.

Ces impressions qu’ont ressenties presque tous les voyageurs, Marguerite les éprouvait en ce moment, et plus qu’une autre peut-être. Elle se représentait quelque jeune Abencerage, le turban en tête, le large cimeterre au côté, portant sur son bouclier sa galante devise et les couleurs de sa dame ; elle croyait entendre les pas de son coursier ; il en descendait, il s’arrêtait sous son balcon… Un instant après avait retenti le son de la guitare… et Marguerite s’endormit en rêvant à la cour de Grenade, au roi Boabdil, à la reine Zoraïde, mise en accusation par un époux jaloux, pour