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piquillo alliaga.

un crime que Marguerite eût pardonné… celui d’avoir été trop aimée.

La reine se réveilla au point du jour, et se leva pour examiner de sa fenêtre, comme elle se l’était promis, les campagnes de Valence au lever de l’aurore ; c’était d’abord un grand bonheur ; et un autre, non moins grand, c’était d’être seule pendant trois ou quatre heures ; car elle ne devait se lever officiellement qu’à neuf ou dix heures, et les femmes composant son service ordinaire ne pouvaient entrer dans sa chambre avant ce moment.

Tout dormait donc encore dans l’habitation du Maure, tout, excepté elle. Elle venait de jeter une légère mantille sur ses épaules que couvraient déjà ses blonds cheveux, lorsqu’elle entendit dans la muraille un bruit, une espèce de craquement qui la fit tressaillir, et vis-à-vis d’elle, un panneau doré, qu’éclairaient les premiers rayons du soleil levant, s’ébranla, tourna sur lui-même et lui laissa voir un jeune homme qui entra vivement et sans crainte dans son appartement.

Frappée de surprise et d’effroi, Marguerite n’eut pas même la force de crier ; sentant ses genoux fléchir, elle s’appuya contre sa haute et riche toilette, dont les rideaux de soie la cachèrent un instant.

— Mon père, mon père, s’écria vivement le jeune homme, réveillez-vous ! c’est moi ; j’arrive à l’instant, et il faut que je vous parle avant qu’on ne sache mon retour.

Et il marchait vers l’alcôve, et il tira les rideaux du lit, qui heureusement était désert ; la reine n’y était plus.

— Déjà levé ! s’écria-t-il ; et en se retournant, il aperçut près de la toilette une jeune femme, en costume du matin, qui baissait les yeux et rougissait.

Les deux mots du jeune homme venaient de tout lui apprendre, et incertaine maintenant, elle hésitait et ne savait si elle devait punir ou pardonner un hasard, dont personne n’était coupable, mais qui la mettait dans une situation si extraordinaire et si embarrassante !… Cependant, comme elle ne manquait ni de tête, ni d’esprit, ni de jugement, elle comprit, en un instant, que le seul danger véritable et réel était de donner lieu au moindre éclat ; que ceux qui pouvaient la perdre étaient, non le jeune homme qui était là dans son appartement, mais ceux qui veillaient sur elle, au dehors.

Et sur-le-champ son parti fut pris.

Pendant ce temps, Yézid, debout, immobile devant elle, la contemplait avec une émotion où il y avait mieux que de l’étonnement… car l’apparition subite de cette jeune et belle fille lui semblait magique et surnaturelle.

— Êtes-vous une fille du Prophète… une houri… une fée ? dit-il en tremblant.

— Non, répondit Marguerite avec dignité, mais je suis ta reine… ta reine à qui ton père a donné pour cette nuit l’hospitalité[1].

Yézid tomba un genou en terre.

— Pardon, madame, pardon ! s’écria-t-il.

La reine lui fit signe de la main de parler moins haut, et se rapprochant de lui :

— Comment te trouves-tu à cette heure dans cet appartement ?

— J’ai voyagé toute la nuit. J’arrivais de Cadix, et comme tout le monde était endormi, je me suis glissé dans la chambre de mon père par ce passage secret, que lui seul et moi connaissons.

— Quel est ce passage ?

Le jeune homme hésita un instant, puis voyant dans les yeux de la reine cette bonté et cette franchise de la jeunesse qui bannissent toute défiance, il lui dit :

— Ce secret est celui de ma famille, mon père m’avait dit : Ne le révèle qu’à Dieu ou à ses anges…

Il jeta sur la reine un regard de respect et d’admiration, et ajouta :

— Je puis le dire, je crois, à Votre Majesté.

— Eh bien ? dit Marguerite avec curiosité.

— Eh bien, ce passage conduit à un endroit où est renfermé le trésor de nos pères, trésor qui nous fut légué par eux, trésor que nous augmentons par notre travail, pour venir au secours de nos frères, si jamais le malheur ou la persécution devait les atteindre ; c’est leur avenir, leur existence peut-être que je viens de livrer à Votre Majesté. Mais je ne m’en repens point. Dieu ne saurait me punir d’avoir eu confiance en ma souveraine.

— Et tu as raison, dit Marguerite, ton père et toi possédiez seuls ce secret, nous serons trois maintenant, et pas d’autres.

Puis, élevant la main, elle dit :

— Je jure que le roi mon époux et aucun de ses ministres n’en auront jamais connaissance !

Alors, avec un sentiment assez difficile à définir et à expliquer dans une reine, si une veine n’était pas une femme… elle ajouta en souriant

— Et maintenant que je l’ai rassuré, maintenant que me voilà comme toi propriétaire de ce secret, dis-moi…

Elle hésita encore, et enfin, reprenant courage, elle acheva avec embarras :

— Dis-moi… si je ne pourrais pas le connaître… et le voir ?

— Vous, madame ! s’écria Yézid étonné.

— Oui, dit la reine avec naïveté, j’en meurs d’envie !

— Venez, venez… et si Votre Majesté daigne se fier à Yézid d’Albérique.

— Ah ! Yézid d’Albérique… c’est ton nom ?

— Oui, madame.

— N’était-ce pas celui d’un Abencerage ?..

— Oui, madame, celui qui le premier fut trainé, par l’ordre de Boabdil, dans la cour des Lions, et dont la tête roula la première sur la fontaine de l’Alhambra. Mais que Votre Majesté se rassure, continua-t-il en voyant l’émotion de la reine, nous sommes ici chez mon père, au milieu de ses serviteurs, et dans le souterrain où je vais vous conduire, il n’y a aucune apparence de danger.

— Eh mais ! dit la reine en souriant, il y en aurait un peu… pas beaucoup ! que je n’en serais pas fâchée.

  1. En Espagne, le roi et la reine tutoient tout le monde.