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piquillo alliaga.

— Malgré ma soumission à ses désirs, je ne puis en promettre à Votre Majesté.

— Eh bien donc ! et puisqu’il n’y a pas moyen, je me résigne ; Yézid d’Albérique, je suis prête à te suivre !

Yézid s’élança dans le passage secret ; Marguerite l’y suivit ; et à peine eut-elle fait quelques pas qu’elle réfléchit, pour la première fois, à sa démarche, à sa témérité !…

Mais elle pensa en même temps que, heureusement, il était trop tard pour réfléchir ; que, d’ici à quelques heures, on ne pouvait entrer dans son appartement. D’ailleurs, hésiter maintenant, c’était faire injure à la loyauté d’un Abencerage ; Yézid avait eu confiance en elle, elle pouvait bien avoir confiance en lui…

Et elle continua sa route.

Yézid lui avait dit la vérité. Le chemin qu’ils suivaient n’avait rien d’effrayant, ils marchaient sur un sable fin et léger qui ne blessait en rien les pieds délicats de la reine.

Pendant quelque temps ils furent éclairés, dans leur marche, par le jour qui venait de l’ouverture d’en haut ; puis ils arrivèrent à un rocher qui fermait la route et sur lequel croissaient des fleurs de grenadier.

La reine admirait leur éclat et leur beauté. Yézid en cueillit une touffe qu’il lui offrit avec respect, pendant que son autre main appuyait avec force sur un angle du rocher, qui s’ouvrit et leur livra passage. Mais cette fois ce passage était tellement obscur que Marguerite fut obligée, pour se guider, de s’appuyer sur le bras de Yézid !… elle, la reine !… et ceux qui se rappelleront l’étiquette de la cour d’Espagne, trouveront que c’était là une faveur insigne ! certaines familles, certains seigneurs de première classe en jouissaient seuls, et aux jours d’apparat, dans les palais de Madrid ou de l’Escurial, aux yeux de la foule, qui les enviait !

Yézid était bien plus heureux encore, et la reine n’avait pas seulement pensé à l’immense honneur qu’elle lui accordait.

Ils marchaient toujours dans l’obscurité, et un caillou heurté par le pied de Marguerite la fit chanceler ; Yézid la soutint, et la reine sentit ce cœur, contre lequel elle s’appuyait, battre avec violence, de respect et de crainte sans doute !

Par bonheur ce long passage souterrain venait de finir ; ils entraient dans une vaste salle éclairée par plusieurs lampes d’argent.

De nos jours encore, les histoires de trésors enfouis par les Maures sont généralement répandues en Espagne parmi les gens du peuple, et c’est tout naturel.

Les Maures de Grenade, au temps de Ferdinand et d’Isabelle, étaient persuadés que, tôt ou tard, ils rentreraient dans cette belle patrie qu’ils avaient conquise et qu’on leur enlevait injustement. Aussi beaucoup d’entre eux, avant leur départ, avaient enfoui ce qu’ils avaient de plus précieux.

Plusieurs de ces trésors avaient été trouvés par les paysans espagnols ; d’autres avaient échappé à leurs avides recherches, et les richesses de la famille d’Albérique étaient de ce nombre ; il est vrai que les pierres précieuses, que les lingots d’or at d’argent étaient, aux yeux de Delascar, des valeurs moins réelles et moins sûres que les richesses produites chaque jour par l’industrie et le travail ; aussi, comme l’avait dit Yézid, c’était la ressource non du présent, mais de l’avenir.

À l’aspect de ce souterrain, soutenu par huit colonnes en marbre noir, où l’or et les pierreries étincelaient de toutes parts, la reine se crut au milieu d’un conte des Mille et une Nuits, et se rappela l’histoire d’Aboul-Casem ; et, en effet, le riche négociant, l’habile manufacturier, l’intelligent agriculteur Delascar d’Albérique réalisait chaque jour, par ses travaux, les fictions des Arabes, ses ancêtres.

Dans des bassins de marbre, placés entre les colonnes, on voyait des pièces d’or monnayées à l’effigie des premiers califes de Cordoue ou des rois de Grenade ; dans des coffres en bois de cèdre brillaient des ornements, des parures, des armes incrustés de pierres précieuses. Un autre bassin renfermait des lingots, des masses d’argent brut et non travaillé. Enfin, dans des coupes de cristal de roche étincelaient des diamants, des topazes, des émeraudes et des rubis.

La reine regardait tout cela dans un profond silence ; elle n’osait marcher, elle n’osait même parler, craignant que le bruit de ses pas ou de sa voix ne fit évanouir ce rêve, cette féerie qui la charmait et qu’elle voulait prolonger.

Elle s’assit sur un siége de marbre, et, pensive, continuait à se taire. Yézid s’arrêta devant elle, et fléchit respectueusement le genou.

— Votre Majesté accordera-t-elle à son fidèle serviteur une dernière grâce, la plus grande de toutes ?

— Parle, Yézid.

— Moi, je n’oublierai jamais ce jour, le plus doux et le plus glorieux de ma vie, et rien ne manquerait à mon bonheur, si j’osais espérer que Votre Majesté en daignât conserver le souvenir.

— Je te le promets, Yézid.

— Que Votre Majesté me le prouve donc et ne s’offense pas de ma hardiesse.

En disant ces mots, il prit une des coupes de cristal qu’il renversa sur les genoux de la reine. Les diamants et les pierreries ruisselèrent à l’instant sur sa royale mantille.

Marguerite voulut prendre un air sévère, mais elle vit dans les yeux d’Yézid tant de respect et de dévouement ; la crainte de l’avoir offensée le frappa d’une douleur si profonde et si vraie, qu’elle ne se sentit point la majesté royale ou plutôt le courage de le désespérer.

De toutes les pierreries qui brillaient à ses yeux, elle choisit celle qui lui parut la moins précieuse ; c’était une turquoise sur laquelle étaient gravés des caractères, et elle lui dit en la prenant :

— Tu vois que je pardonne.

Yézid tressaillit de joie, et, secouant la mantille de la reine, il jeta à terre les autres pierreries.

— Mais il ne sera pas dit que la reine d’Espagne aura reçu du Maure Yézid sans lui rien donner… que puis-je pour toi ?

Yézid garda le silence.

— Es-tu donc tellement heureux que tu n’aies rien à demander à tes souverains ?