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piquillo alliaga.

C’était, ce jour-là, jour de repos. Tous les travaux étaient suspendus. Tous les Maures, hommes et femmes, en habits de fête, en costumes nationaux, formaient le coup d’œil le plus pittoresque et le plus piquant.

Lorsque la reine parut, Delascar lui présenta tous ceux qui, sous ses ordres, dirigeaient ses fabriques et ses manufactures. Les chefs d’ateliers offrirent à Marguerite et aux dames de sa suite des ceintures, des écharpes de soie, tissus les plus précieux où le fini du travail l’emportait encore sur la richesse de l’étoffe. Puis Delascar, prenant par la main un beau jeune homme, à la taille svelte et gracieuse, au front élevé, à la physionomie noble et expressive, dit à la reine :

— C’est mon fils Yézid, qui arrive, à l’instant même, d’un voyage lointain, et qui vient remercier Votre Majesté de l’honneur qu’elle a daigné nous faire.

À la vue d’Yézid, un murmure flatteur circula parmi les nobles dames qui formaient la suite de la reine.

— Ces Maures n’étaient pas si mal, dit à demi-voix la comtesse d’Altamira à une de ses compagnes, et le roi Philippe II a eu surtout raison de leur défendre ce costume élégant et gracieux, bien autrement séduisant que le lourd pourpoint, la collerette empesée et le manteau massif de nos jeunes seigneurs, qui les fait ressembler pour la légèreté aux statues de pierre de nos cathédrales.

C’est vrai, dit la jeune marquise de Médina ; celui-ci a un air chevaleresque, un air de roman.

— D’un roman amusant, reprit la comtesse, car ceux de chevalerie sont bien ennuyeux.

Et ces dames continuèrent à demi-voix leur conversation, que probablement la reine n’entendait pas ; elle écoutait alors une dissertation sur les progrès des manufactures dans le royaume de Valence. Cependant on la vit tout à coup rougir ! peut-être se rappelait-elle ses idées ou ses rêves de la veille sur les Abencerages.

C’était l’heure du départ ; on vit avancer le carrosse de la reine, et à la place des mules aragonaises qui le traînaient la veille étaient attelés six chevaux arabes magnifiques, dont les longues crinières étaient tressées de fleurs et dont les housses éclatantes étaient brodées de pierreries ; c’était un présent de roi.

— Est-ce donc là l’hospitalité des Maures ! s’écria la reine surprise. On nous l’avait vantée, et nous aurions eu raison de ne pas nous y exposer, ajouta-t-elle en souriant, car nous allons ruiner notre hôte.

Puis se tournant gracieusement vers le vieillard :

— J’espère que don Albérique Delascar…

Or, dans sa bouche, ce mot de don permettait à Albérique de prendre désormais ce titre, et conférait ainsi la noblesse à lui et à ses descendants.

— J’espère que don Albérique Delascar nous viendra visiter dans notre palais de l’Escurial ou d’Aranjuez, et que nous pourrons lui rendre l’hospitalité que nous avons reçue de lui. Mais je ne franchirai point le sol de sa maison avant de lui avoir octroyé une grâce, et je prie mon hôte de me la demander.

Delascar ému et attendri jeta un regard sur son fils, comme pour le consulter. Le jeune homme lui répondit à demi-voix en arabe, par un seul mot.

La reine portait une fleur de grenade d’un rouge éclatant : c’était celle qui, le matin, avait été cueillie sur le rocher ; elle l’avait, depuis une heure, placée à sa ceinture.

— Eh bien, dit d’Albérique avec respect, je demanderai à Votre Majesté de vouloir bien me donner la fleur de grenade qu’elle porte en ce moment.

La reine, et tout le monde en fut étonné, hésita un instant.

Puis elle détacha la belle fleur, d’une main tremblante, et la présenta en rougissant au vieillard.

— Était-ce bien à lui qu’elle la donnait ?

Un instant après les six chevaux arabes emportaient la reine d’Espagne au milieu des riches plaines du royaume de Valence.


XI.

la chambre du roi et de la reine.

Sa Majesté arriva à Madrid bien avant son royal époux, qui ayant enfin terminé sa neuvaine à Saint-Jacques de Compostelle, revint avec le duc de Lerma et le grand inquisiteur reprendre les rênes du gouvernement et retrouver sa femme.

Depuis qu’il était séparé d’elle, on avait eu soin de ne pas lui en parler ; on avait même éloigné tout ce qui pouvait rappeler son souvenir, et du caractère dont était le roi, il aurait facilement oublié qu’il était marié.

Il s’en ressouvint en voyant Marguerite.

Elle lui sembla plus animée, plus vive, plus piquante qu’à Valence. Ses traits et ses yeux avaient plus d’expression. Il fit une foule d’observations qui lui avaient échappé au premier coup d’œil. On ne peut pas tout remarquer d’abord, surtout quand on est roi et un roi aussi occupé que l’était Philippe III.

Il s’aperçut que la reine avait des cheveux blonds magnifiques, une peau d’une blancheur éblouissante, une bouche petite et gracieuse qui laissait voir un rang de perles, dès que Marguerite souriait ; mais jusque-là elle avait été si grave et si sérieuse qu’il eût été difficile de les deviner.

Maintenant la reine avait un air gracieux et affable ! qui charmait le roi, dont la timidité était le principal défaut, défaut qui laissait le champ libre à tous les autres, et paralysait les bonnes qualités qu’il pouvait avoir. C’est cette timidité qui le rendait incapable de discussion ou de résistance. Toute résistance d’ailleurs : était un travail, une fatigue, et l’indolence était le fond de son caractère.

On l’avait éloigné dès son enfance de toute occupation sérieuse ; on lui avait défendu même de penser, il s’y était habitué ; il fallait donc que l’on pensât pour lui, c’était un service à lui rendre, et celui qui lui rendait le plus fréquemment ce service devait lui devenir indispensable !

Telle était l’unique cause de la faveur du duc de