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piquillo alliaga.

Lerma, contre qui Marguerite avait, en ce moment, résolu de lutter.

— Ce que je médite, se disait-elle, n’est peut-être pas bien. C’est de la coquetterie ; mais avec un mari ce n’est pas défendu, et puis, c’est une bonne action.

Au retour du roi, le conseil s’était assemblé pour nommer à plusieurs emplois vacants, entre autres à celui de vice-roi de la Navarre, le duc de Lémos ayant demandé lui-même à revenir à Madrid ; mais Philippe, fatigué de son voyage, avait remis le conseil au lendemain.

Les personnes qui, ce soir-là, étaient de service près du roi et de la reine s’étaient retirées ; ils étaient seuls !

Après avoir quelque temps regardé Marguerite en silence, Philippe s’approcha d’elle, et lui dit avec quelque embarras :

— Si vous saviez, ma chère Marguerite, combien cette absence de quelques jours… vous a rendue encore plus jolie !

— En vérité, dit Marguerite en souriant, alors et dans mon intérêt, Votre Majesté aurait peut-être dû ne pas se hâter de revenir et rester plus longtemps en Galice.

— Et pouvais-je rester plus longtemps éloigné de vous ! je vous aime tant !

— C’est donc depuis votre pèlerinage, car autrefois il me semble qu’il n’en était pas ainsi.

— Toujours ! Marguerite.

— Non, sire, je l’ai bien vu, et ce Jacques de Compostelle, à qui je dois l’attention que Votre Majesté m’accorde aujourd’hui, est un grand saint en qui je vais avoir aussi foi et dévotion ; mais au lieu d’une neuvaine, vous auriez dû en faire deux, ce serait bien plus sûr encore !

— Pouvez-vous, Marguerite, plaisanter sur un tel sujet ?

— Je ne plaisante point, et la preuve, c’est que je prie Votre Majesté de vouloir bien me raconter son voyage en Galice.

— Dans tout autre moment, je ne dis pas, mais dans celui-ci… je n’ai aucun goût pour les voyages… au contraire ! celui-là, d’ailleurs, a été si ennuyeux !

— Ah ! c’est vous, sire, qui blasphémez contre saint Jacques de Compostelle !

— Non, vraiment… mais j’avais d’autres choses à vous dire.

— Quand vous m’aurez raconté votre pèlerinage et comment s’est passée votre neuvaine, jour par jour… commençons par le premier.

— Non, madame… s’écria le roi avec impatience, ce serait pour mourir d’ennui.

— Eh bien ! ce sera une pénitence… n’est-ce pas pour cela que vous avez entrepris ce voyage ? Et moi, par contre-coup, sans avoir eu la peine de le faire, j’en aurai, grâce à vous, tous les bénéfices.

— Mais, madame, il y a temps pour tout. La pénitence qui m’était imposée, c’était de m’éloigner de vous. Mais maintenant qu’elle est terminée, maintenant que le ciel m’a rapproché de tout ce que j’aime…

— Rapproché, dit la reine en s’éloignant un peu… Votre Majesté m’aime donc réellement… c’est donc vrai !

— Je vous le jure, s’écria Philippe avec chaleur, par Notre-Dame del Pilar, par Notre-Dame d’Atocha… par Notre-Dame…

— Certainement, dit la reine en l’interrompant… j’en crois toutes ces dames… mais c’est vous surtout, sire, vous que je veux croire… et il vous serait si facile de me persuader… il est tel mot qui aurait sur moi plus de puissance qu’un serment.

— Que voulez-vous dire ?

— Qu’on ne refuse rien à ceux qu’on aime !

— Et vous me dites cela, madame, s’écria le roi avec dépit, vous dont le sang-froid me glace, vous dont les refus sont invincibles.

— Eh mais ! reprit Marguerite gaiement, tout dépend peut-être du moyen de les vaincre.

— Et que puis-je donc faire ! parlez… voudrez-vous que je meure à vos pieds ? et quand je vous demande grâce, serez-vous inexorable ?

— Non, vraiment ! d’autant plus que, comme vous, sire, j’ai le droit de faire grâce, mais il n’est pas dit que j’userai seule de cette prérogative ; il n’est pas dit surtout que c’est moi qui commencerai.

— Qu’est-ce que cela signifie ? dit le roi étonné.

— Que j’ai peut-être aussi quelque chose à demander à Votre Majesté.

— Que ne le disiez-vous ?… Je l’accorde.

— En êtes-vous bien sûr ?

— Je l’accorde d’avance… Et ce sera ainsi, car, moi, le roi, je le veux.

— Qu’en savez-vous ?

— Comment ?

— Si le duc de Lerma ne le veut pas…

— Le duc de Lerma n’a que faire ici !

— C’est bien ainsi que je l’entends ; et il faut que Votre Majesté me jure de faire ce que je vais lui demander, que cela convienne ou non à son ministre.

— Qu’est-ce donc ? fit le roi un peu effrayé.

— Qu’il le veuille ou qu’il ne le veuille pas.

— Nous verrons, dit le roi en hésitant ; je lui en parlerai demain, et il faudra bien…

— Non, vous ne lui en parlerez pas. Inutile de le consulter, quand tout ceci doit être entre vous et moi, sire !

— Cela n’est pas possible… cela ne peut se passer ainsi.

— Que votre volonté royale soit faite ! sire, dit la reine en se levant.

— Madame… de grâce… reprit Philippe en la retenant par la main.

— Puisque vous ne pouvez rien sans consulter le duc de Lerma.

— Au nom du ciel ! daignez m’écouter.

— Je n’écoute rien ! J’aurai aussi un conseil particulier… la consulta de la reine, à qui je soumettrai vos demandes, sire, quand vous jugerez à propos de m’en adresser, et nous déciderons, après en avoir délibéré, si nous devons ou non y faire droit.

Et elle fit quelques pas pour rentrer dans son appartement.

Mais Philippe, à qui, pour la première fois de sa vie, une pareille résistance venait de donner de la vivacité et de l’énergie, se jeta à ses genoux, et avec