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piquillo alliaga.

mais, faute de mieux et forcé d’obéir, il se résigna à la bonne action dont on le menaçait.

La reine alors lui lut lentement, gravement, et cependant avec chaleur, le mémoire de don Juan d’Aguilar ; lui prouva que lord Montjoy, que ses ennemis même lui rendaient la justice que son pays lui refusait ; lui expliqua comment ce fidèle serviteur, qu’on accusait de trahison, lui avait conservé une armée que l’on croyait perdue et qui l’eût été sans sa prudence et sa fermeté ; qu’il fallait donc, non pas le punir et le livrer à l’inquisition, pour avoir traité avec des hérétiques, mais le récompenser, pour avoir bien servi Sa Majesté Catholique.

Que par la même raison il fallait mettre en liberté don Fernand d’Albayda, son neveu, dont le crime était d’avoir défendu le malheur, crime si rare, qu’il n’y avait rien à craindre pour la contagion et le mauvais exemple.

Philippe, dont le cœur était juste et bon, Philippe qui, après tout, finissait par comprendre, quand on lui expliquait bien, surtout quand ces explications lui étaient données par une femme jeune et jolie qu’il adorait, Philippe serra la main de sa femme, et lui dit :

— Vous avez raison, madame, vous avez raison, don Juan d’Aguilar est un loyal et fidèle serviteur qui doit être récompensé… Que dois-je faire pour lui ?

— Que Votre Majesté daigne écrire.

Le roi s’assit, jeta sur sa femme un regard chastement tendre, et écrivit sous sa dictée :

« Pour reconnaître les fidèles services de don Juan d’Aguilar, qui a soutenu en Irlande, contre des forces supérieures, l’honneur des armes espagnoles, et qui a sauvé l’armée que nous lui avions confiée, nous le nommons vice-roi de la Navarre… »

Le roi s’arrêta.

— Y pensez-vous, madame, un emploi aussi considérable !

— Eh ! oui, sans doute, il était vacant, depuis trop longtemps, par la présence du comte de Lémos, et en nommant don Juan d’Aguilar vice-roi de Navarre, c’est rendre justice à lui et service au pays.

Le roi écrivit et dit :

— Êtes-vous contente, madame ?

— Pas encore.

Elle continua de dicter :

« De plus, nous nommons don Fernand d’Albayda, son neveu, capitaine dans le régiment de la Reine.

« Donné dans notre palais de Madrid, le 24 septembre 1599.

« Moi, le Roi. »

La reine prit l’ordonnance royale, la plia bien précieusement, et dès le lendemain la fit expédier.

Mais, dès le lendemain, le roi, revenu de l’ivresse qui lui avait donné un si grand courage, fut le plus malheureux et le plus effrayé des hommes. Il contremanda le conseil, et tout ce qu’il eut la hardiesse de faire, ce fut d’éviter le duc de Lerma. Il fut même deux jours sans le recevoir et sans lui parler, ce qui ne lui était pas encore arrivé depuis son avènement au trône.

Il comprit cependant que plus il attendrait, plus l’affaire deviendrait difficile, et, comme l’enfant devant son précepteur, comme le coupable devant son juge, le souverain comparut enfin devant son ministre dans un embarras inexprimable, et balbutiant quelque excuse que le duc de Lerma comprit à peine.

Inquiet déjà depuis deux jours, le favori trembla bien plus encore quand il apprit ce qui s’était passé.

Il courut chez son frère Sandoval, le grand inquisiteur, et tous deux délibérèrent sur les mesures à prendre.

Le danger était grave et pouvait se renouveler.

Ils avaient dans la reine une ennemie redoutable et de plus une ennemie intime ; c’était un adversaire que l’on ne pouvait ni renvoyer, ni destituer de la place qu’elle occupait, et qu’il fallait donc ménager, tout en la mettant cependant hors d’état de nuire désormais.

Après avoir longtemps hésité et cherché bien des moyens, ils en adoptèrent enfin un, qui paraîtrait : aussi absurde qu’impossible, s’il n’était attesté par les mémoires du temps[1] et par des historiens dignes de foi[2] ; il prouvera jusqu’à quel point le duc de Lerma connaissait le caractère de son maître et l’espèce d’empire qu’on pouvait exercer sur lui.

Le grand inquisiteur se présenta chez le roi avec fray Cordova, son confesseur, Tous deux l’abordèrent : avec un visage pâle et les yeux baissés.

— Qu’avez-vous, mes pères, et d’où vous vient cette tristesse ?

— Ce n’est pas pour nous, sire, que nous sommes dans l’affliction, dit Sandoval, mais pour Votre Majesté, mais pour l’Espagne entière, car le meilleur des rois, le prince le plus juste et le plus religieux, va causer la perte du royaume.

— Et celle de son âme, ajouta Cordova.

— Comment cela ? dit le roi effrayé. Quelle faute, mes pères, quel péché ai-je donc commis ?

— Le plus grand de tous pour un roi, celui de trahir la volonté de Dieu.

— Car vous êtes l’oint du Seigneur.

— Car c’est sur votre front qu’il a placé la couronne d’Espagne…

— Et non sur celui de Marguerite d’Autriche.

— Non pas que nous blâmions la tendresse de Votre Majesté pour la personne de la reine.

— Nous sommes les fidèles serviteurs et sujets de votre auguste et bien-aimée épouse.

— Qui mérite tout votre royal amour.

— Vous êtes unis par le ciel, et jamais la terre ne peut séparer ce que Dieu a uni.

— Mais vous, sire, vous ne devez pas non plus réunir ce que Dieu a séparé.

— Comment cela, mes pères ? fit le roi, de plus en plus interdit de leur ton solennel,

— Le roi d’Espagne a ses devoirs, l’époux de Marguerite a les siens.

  1. Khevenhiller, Relations della vita, etc., etc.
  2. Léopold Rauke, p. 210.